Saturday, January 29, 2011


Clément Duval




En 1887, au bagne en Guyane ; le directeur visite les cellules où sont enfermés les bagnards récalcitrants; arrivé devant une cellule, un des matons qui l'accompagne lui dit :
"- Ici, c'est Duval, anarchiste et fier de l'être."
"- Si Duval se conduit bien, il aura la bienveillance de l'administration, en cas contraire, les Duval comme les autres, je les ferais plier !" répondit l'arrogant directeur. A cette provocation, Duval répliqua :
"- Les hommes conscients, tels que je pense être, sont comme le verre, ils cassent mais ne plient pas !"


Qui était ce Duval ?


Clément Duval est né en Mars 1850 dans la Sarthe, dans une famille pauvre ; il commença à travailler très jeune (à 10 ans) comme serrurier ; en 1870, il est envoyé comme tant d'autres à la boucherie de la guerre contre l'Allemagne, dernière et fatale folie de " Badinguet" (Napoléon III le sinistre tyran) ; il en reviendra avec des blessures et les pieds déformés ; il a déjà des problèmes avec l'autorité.


En 1882 se fonde dans le 17ème arrondissement de Paris un groupe anarchiste, " La Panthère des Batignoles " ; Duval en fait partie, il vit à Paris depuis plusieurs années et travaille comme serrurier ; Duval avec Ritzerfeld, Tortelier (le spécialiste des "déménagements à la cloche de bois ") et une dizaine d'autres anars animent ce groupe.


" La Panthère des Batignoles " est un des nombreux groupes anarchistes qui se créent en France à ce moment ; ils discutent entre eux, étudient le moyen de fabriquer des bombes, etc.


Le 5 octobre 1886, un incendie se déclare dans une grosse maison bourgeoise de la rue Montceau à Paris ; le feu a été allumé par le (ou les) cambrioleurs, après avoir fait main basse sur l'argenterie et les bijoux ; c'est bien sûr Duval l'auteur du casse ; il est arrêté quelques jours plus tard, suite à des perquisitions chez des receleurs.
Au moment de l'arrestation, Duval se rebelle et se voyant coincé, frappe de deux coups de couteaux un des flics.


Duval expliquera son geste au procès " qu'il défendait sa liberté " ; au procès, on lui reproche également, outre le vol, d'avoir mis le feu à la maison, Duval dira qu'il ne voulait pas mettre le feu à la maison car les parasites (les propriétaires) n'y étaient pas et donc qu'il était inutile de faire griller la maison, mais son complice Turquais (qui ne fut jamais arrêté), fou de rage de ne pas avoir trouvé ce qu'il cherchait, se vengera par le feu ; Duval refusera de prêter serment devant le tribunal ; tout le long du procès (que Duval appelle " la comédie "), Duval se réclamera de l'anarchisme ; le juge lui reprochera le vol, en disant que c'était pour son profit personnel que Duval avait cambriolé, Duval lui rétorquera que l'argent était destiné à l'anarchisme afin de financer des brochures, fabriquer des bombes etc. et que son acte n'était pas un vol, mais juste une restitution et que voler des parasites qui exploitent et volent le prolétariat, donc le fait de piller ces requins n'est pas un vol mais justice ! Comme il avait bien raison ! Lorsqu'à à la fin de son procès, on lui demanda ce qu'il avait à déclarer pour sa défense, Duval s'enflamma et fit un discours violent contre la bourgeoisie, les parasites, la société, mais on ne lui laissa pas le temps de parler, il fut évacué de force par six argousins, Duval continuait à hurler " vive la révolution sociale, vive l'anarchie, je vous ferais tous sauter ! ".


Son texte complet de sa défense fut publié dans plusieurs journaux anars, un texte violemment anti-systéme ; Duval ne regretta qu'une chose : être tombé trop tôt avant d'avoir pu se venger de la société.


Le verdict tomba : condamnation à mort Duval fut encamisolé de force et mis au quartier des condamnés à mort ; malgré la rage qui l'animait, il se voyait un pied dans la tombe...Un mois plus tard, sa peine fut commuée en condamnation aux travaux forcés à perpétuité aux bagnes de Guyane.


L'acte de clément Duval, une première chez les anars, de reprise individuelle, engendra des polémiques et le mouvement anarchiste français fut divisé ; certains désapprouvaient (comme Jean Grave) ou d'autres admettaient le geste sans l'approuver (comme Séverine), d'autres soutenaient carrément Duval (comme Elysée Reclus).


Au bagne :


Clément Duval arrive aux îles du Salut (Guyane) le 24 avril 1887, il y restera 14 ans. C'est un des premiers anarchiste à atterrir dans ce cloaque ; dés le début, Duval se heurta avec certains gardiens de la pire espèce, ce qui lui vaudra de nombreux séjours à l'isolement dans de sordide cachots, et souvent pour des broutilles, mais Duval, avec son caractère intraitable, ne se laissa jamais faire ! Il dut endurer, tout comme ses compagnons d'infortune, toutes les vexations, infamies des gardiens, des conditions pénibles de vie (avec la chaleur, les serpents, la vermine, les épidémies, le manque de nourriture et le travail harassant), un univers effroyable où beaucoup tombent comme des mouches.


Un jour, Duval est prit à partie par un imbécile de gardien qui lui reproche d'être anarchiste, Duval lui répond que " tous ceux qui possèdent, c'est au détriment de ceux qui ne possèdent rien, par conséquent des voleurs : "principalement les fonctionnaires, les gens en place, qui consomment beaucoup et ne produisent rien".


Pendant toutes ces années de passées au bagne, Clément Duval connaîtra pratiquement tous les anarchistes qui atterriront dans ce merdier (de l'anarchiste italien Pini qui était son meilleur ami, en passant par Victor Cails, un anarchiste breton, Liars-Courtois, Meunier, Lepiez et Paridaen deux typographes anarchistes, Simon (ou "Ravachol II ") un complice à Ravachol, Chévenet, GirierLorion, et beaucoup d'autres.


De part son métier de serrurier, Duval fut solliciter par l'administration pénitentiaire pour occuper un poste à l'atelier des outils du bagne, Duval accepta mais refusa catégoriquement tout travaux qui seraient en rapport aux engins de supplices des bagnards (barres de " justice ", manilles, chaînes, affûter le couteau de la guillotine etc.) Duval eut plusieurs fois à subir des séjours au cachot d'isolement à cause de son refus obstiné à accomplir ce genre de basse besognes.


Il tenta maintes et maintes fois de s'évader, toutes ces tentatives échouèrent (sauf la dernière !) à cause de mouchardages, de complices trop bavards (une " maladie " au bagne) ou simplement par malchance...


En dépit de tous ces échecs, Duval ne baissait pas les bras, ne cédait pas au découragement et ne manquait jamais l'occasion, face aux tracas ou sarcasmes de la chiourme (les gardiens) de leur crier haut et fort son appartenance à l'anarchie ! Duval dans ses mémoires, décrira de manière poignante son quotidien et celui des autres bagnards ; il dressera de nombreux portraits de bagnards ; il parlera aussi d'un des plus célèbres, "Papillon" mais Duval, n'en dira pas que du bien car c'était un égoïste, toujours du côté des plus forts, chose que Duval, en tant qu'anarchiste ne pouvait que rejeter, car Duval fera toujours preuve de solidarité envers ses compagnons (qu'ils soient anarchistes ou pas) ; avec ses amis anarchiste, il se réunissait avec eux autour d'un repas préparé dans un unique grand récipient, le fameux " plat anarchiste " comme écrira Duval.


L'entraide sera toujours de mise avec lui et sera toujours efficace pour lutter contre les injustices, les brimades de la chiourme (que Duval appelait de " bourriques "), des trahisons parmi les bagnards et les coups du sort. 


L'évasion du bagne


Clément Duval, au bout de la 18ème (!) tentative d'évasion réussit à se faire la belle avec d'autres bagnards ; il se réfugia, après plusieurs péripéties, à New York, aux Etats-Unis, accueilli par les anarchistes italiens. Le matricule 21551 (le numéro de Clément Duval au bagne) avait enfin réussit à s'échapper (le mois d'avril 1901)


A New York, chez les anarchistes italiens, une colonie nombreuse et solidaire, Duval fut accueilli en frère ; à plus de 50 ans, les pieds déformés, sous alimentés et usé par des années de souffrances, et n'y voyant plus guère, le " père Duval " finira sa vie chez les italiens de Brooklyn.


Duval rédigera ses souvenirs, avec l'aide de Luigi Galleani (son traducteur) ; un premier livre fut publié par "l'adunata dei refrattari" (une association d'anarchistes italiens new-yorkais), quelquesextraits furent publiés par " L'Endehors " en France.


Clément Duval meurt à 85 ans le 29 mars 1935 à Brooklyn, sans être revenu en France (à son grand regret). Juste quelques années auparavant, pendant l'épopée de la bande à Bonnot, Duval écrira aux journaux anarchistes de France pour défendre les anarchistes braqueurs de la bande à Bonnot.


Jusqu'au bout Duval, d'après ceux qui le rencontrèrent sur ses vieux jours, fut ardent et enflammé pour l'anarchisme ; Clément Duval, en dépit des années de souffrances au bagne, après l'exil, conservait la rage et l'envie de se battre pour l'anarchie.


Le mot de la fin est pour Clément lui-même : "Amis anarchistes, si vous agissez, faites vous plutôt tuer sur place, couper la tête. Mais n'allez jamais au bagne ! " 


SIDOX


A LIRE : "Moi, Clément Duval, bagnard et anarchiste" M.Enckell, Editions-Ouvrières. "Les coulisses de l'anarchie", Floro'squar,r Editions-Les Nuits Rouges.


Moi, Clément Duval, bagnard et anarchiste


Un siècle durant, des dizaines de milliers de condamnés ont été envoyés à la " guillotine sèche ". Rares sont ceux qui ont survécu au bagne, plus rares encore ceux qui ont pu raconter leur vie dans cet enfer. En 1887, l'anarchiste Clément Duval (1850-1935) proclame en cour d'assises le droit de se révolter mais aussi celui d'utiliser la fortune des riches pour servir sa cause. Condamné aux travaux forcés à perpétuité, envoyé en Guyane, il ne cesse, pendant les quatorze années passées aux Iles du Salut, d'affirmer les valeurs de l'anarchisme. Parvenu à s'évader lors de dix-huitième tentative, il est accueilli à New York par des anarchistes italiens. Duval décrit dans ses mémoires, au-delà de la vie du bagne au jour le jour, la résitance à la faim, à la maladie, aux humiliations, et au système répressif.



Friday, January 28, 2011


Le Philosophe Meh-ti.

L’idée de solidarité en Chine au 5ème siècle avant notre ère

Alexandra David-Neel.







Trois philosophes Chinois sont généralement connus des Occidentaux. Le célèbre Khoung-tse (Confucius), son disciple Meng-tse (Mencius) et Lao-tse, l'auteur du Tao-te-king. Tchou-hi, le chef du Néo-confucéisme, qui occupe cependant une si grande place dans la philosophie chinoise, sort déjà du domaine des connaissances du public cultivé pour appartenir à celui des orientalistes... Le penseur à qui je compte consacrer prochainement un ouvrage est plus inconnu encore. Pas une ligne n'a été publiée sur lui en français. Quant à la bibliographie étrangère, mes recherches personnelles et les indications que je tiens de l'obligeance de l'érudit sinologue, M. Vissière, m'ont montré qu'elle était peu importante.


Meh-ti vivait vers le ve siècle avant notre ère; il fut le contemporain, ou précéda de peu, Meng-tse, son adversaire acharné. Nous manquons de documents sérieux relativement à sa vie. Ses œuvres furent englobées dans la destruction générale des livres ordonnée par l'empereur Thsinchi-Hoang ti. De même- que les autres écrits des philosophes, qui nous sont parvenus, les livres de Meh-ti se retrouvèrent, plus tard, dans des cachettes où des Lettrés zélés les avaient déposés pour conserver à la postérité les doctrines des vieux Maîtres.


Les caractères chinois employés par Meh-ti comme titre général de son enseignement représentent une main saisissant deux tiges de blé. L'interprétation qu'en donnent les auteurs chinois les plus autorisés est celle de : « Amour égal pour tous, Amour universel . » C'est sous ce titre de Philosophie de l'Amour égal et universel que j'entendis pour la première fois parler du système de Meh-ti par un Lettré d'Extrême-Orient. Cette dénomination éveilla mon intérêt. Je me demandai si, contre toutes prévisions, il fallait voir dans la doctrine de ce maître une doctrine de charité, au sens chrétien du mot. L'hypothèse me semblait assez improbable, ce fut alors que je m'attachai à l'idée d'étudier l'œuvre de Meh-ti et d'en livrer au public les parties les plus essentielles. Il me faut ici rendre hommage au concours bienveillant que m'a apporté M. le sénateur Stephen Pichon, ex-ambassadeur à Pékin et aujourd'hui Résident général de France à Tunis, qui s'est spontanément offert à faire les démarches nécessaires à mes recherches et a, ainsi, grandement facilité ma tâche. 


L'étude du traité de Meh-ti devait pleinement confirmer mon opinion première. Ce n'était pas, en effet, l'Amour du prochain, de l'Humanité... l'Amour, avec tout ce que, sous ce terme, nous entendons de passion impétueuse, d'entraînement irraisonné, et souvent irraisonnable, que prônait le vieux philosophe chinois, mais un sentiment plus terre à terre, d'essence purement sociale, une règle utilitaire visant l'ordre dans l'État, la sécurité et le bien-être publics, un précepte de sage prévoyance portant ses fruits en lui-même et non une vertu abstraite. En un mot, dans l'« Amour Universel » de Meh-ti je retrouvai l'idée de notre moderne Solidarité.


La pensée du Maître chinois s'exprime avec une simplicité, une candeur que les esprits entichés des philosophies à panache trouveront sans doute pauvre, voire même, peut-être basse et triviale dans le but, franchement avoué, que nous propose le précepte fondamental : Aimez votre prochain comme vous-même pour votre plus grand profit mutuel. II ne s'agit point, ici, de sentiments spéculatifs : aimer pour notre philosophe signifie accomplir des actes bons pour autrui. Dans ses discours il ne s'attarde pas à discuter sur la valeur morale ou le bien fondé de l'amour réciproque qu'il préconise, mais envisage ses résultats. La raison qui doit nous porter à nous aimer mutuellement, ou plutôt, à agir les uns envers les autres comme des gens éprouvant les uns pour les autres des sentiments cordiaux, c'est que chacun de nous y trouvera un bénéfice tangible. Le sentiment n'est intéressant que par ses fruits. Meh-li s'appuyant sur le cas le plus ordinaire où les actes matériels s'inspirent des dispositions mentales de l'individu, exhorte ses disciples à cultiver en eux les sentiments de bienveillance afin de les amener à se conduire en hommes bienveillants ; mais l'on peut très bien imaginer les théories de ce Maître adoptées par des hommes, enlevant à la pratique de l'entr'aide réciproque toute filiation morale pour en faire une loi strictement d'intérêt matériel assurant la sécurité et le bonheur de chacun des membres de la Société. 


Le caractère d'égalité que semble comporter l'Amour universel prêché par Meh-ti ameuta contre ce dernier un parti considérable de Lettrés :


« La secte de Meh, dit Meng-tse, aime tout le monde indistinctement, elle ne reconnaît points de parents. Ne pas reconnaître de parents c'est être comme des brutes et des bêtes fauves. » 
(Meng-tse, 1er livreVI, 9).


La logique paraît exiger, en effet, que le principe de l'Amour universel comporte l'égalité de cet amour. En supposant que nous accordions aux indifférents — dont nous sommes, aujourd'hui, enclins à léser les intérêts à notre profit ou à celui des êtres qui nous sont chers — une part dans notre affection, part minime n'égalant pas celle que nous donnons à nos proches, leur situation ne sera guère modifiée. Au lieu de l'indifférent nous aurons le moins aimé qui en maintes occasions demeurera comme devant le sacrifié.


Meng-tse et les autres détracteurs de Meh-ti n'avaient point manqué de pousser le principe jusqu'en ses plus rigoureuses conséquences et d'en profiter pour exciter les colères des Chinois contre le téméraire capable d'oser prétendre, sur la terre classique de la Piété Filiale, qu'il convient d'aimer, d'égal amour, son père, son fils et le passant inconnu que l'on croise dans la rue.


Reste à savoir si Meh-ti poussait ainsi ses idées à l'extrême ou si, comme la plupart des philosophes, il n'y apportait pas les tempéraments nécessaires pour les rendre plus aisément acceptables. Nulle part, nous ne le voyons renier ou attaquer les sentiments familiaux. Au contraire, nous l'entendons fréquemment qualifier de «désordre» les cas où la piété filiale, l'amour paternel et fraternel sont offensés. Il accepte tout entière la loi morale des devoirs des enfants envers leurs parents et place sur la même ligne, les concevant comme aussi impératifs, les devoirs des parents envers leurs enfants. Ces devoirs, Meh-ti, sans s'attarder à des questions de sentiments, les porte immédiatement sur le terrain positif où il se meut d'habitude. L'entr'aide mutuelle, le dévouement dans les circonstances critiques, le bien-être matériel assuré à ses proches par tous les moyens dont l'on dispose, voilà ce que vise notre philosophe dans le cadre des relations familiales, voilà ce qu'il rêve d'étendre à la grande famille comprenant la Chine tout entière.


Par une coïncidence bizarre, Meh-ti se rencontre avec l'Evangile dans le tableau succinct qu'il trace, des œuvres de celui qui a adopté le principe de l'« Amour Universel ».


« Celui qui adhère au principe de la distinction, dit : Comment pourrais-je être pour la personne de mon semblable comme pour ma propre personne et pour les parents de mon semblable comme pour mes propres parents? Raisonnant de cette manière il peut voir son semblable avoir faim et ne pas le nourrir, avoir froid et ne pas le vêtir, être malade et ne pas le soigner, mort et ne pas l'ensevelir. Le langage et la conduite« de celui qui adhère au principe de l'Amour Universel sont différents. Celui-ci dit : « J'ai compris que celui qui veut jouer un rôle élevé parmi les hommes doit considérer la personne de son semblable comme sa propre personne, les parents de son semblable comme ses propres parents. Ce n'est qu'ainsi qu'il peut parvenir à ce rang. Raisonnant dans ce sens, quand il voit. son semblable avoir faim, il le nourrit; avoir froid, il le vêt; être malade, il le soigne; mort, il l'ensevelit (1). »


C'est précisément en se basant sur la matérialité de ses desiderata que Meh-ti arrive à concilier, jusqu'à un certain point et avec une ingéniosité attrayante, la doctrine de l'amour « égal pour tous » et. les attachements particuliers des liens du sang ou de l'amitié. Comme toujours il en appelle à notre intérêt :


« ... Ceux qui condamnent, le principe de l'Amour Universel disent :
— II (l'amour universel) n'est pas avantageux au dévouement entier qui nous est prescrit (envers nos parents) ; il fait injure à la Piété filiale.


Notre Maître dit (2). 
— Un fils pénétré de piété filiale a à cœur le bonheur de ses parents. Il envisage donc comment celui-ci peut être assuré. Dans cet ordre d'idée doit-il désirer que les hommes aiment ses parents et leur procurent des satisfactions. Il est évident qu'il le désire. Que doit-il faire lui même en vue d'atteindre ce but? Il faut qu'il s'exerce à aimer ce les parents des autres et à leur procurer des satisfactions afin que l'on
« se conduise de même envers les siens... »


Le philosophe veut nous faire comprendre qu'en lésant les intérêts des parents ou des amis d'autrui, nos parents ou nos amis courent le risque de souffrir l'effet de représailles. Ce mode de conduite, ajoute-t-il, ne doit pas être considéré comme applicable seulement en quelques cas isolés. Il peut, il doit s'étendre jusqu'à devenir une règle générale car il est en parfait accord avec le sens naturel. Et il termine en citant ces antiques vers du a Livre des Rois  :


« Chaque parole trouve sa réponse
« Chaque action sa récompense
« On me donne une pêche
« Je rends une prune ».


Ce principe de l'Amour Universel, dit Meh-ti, beaucoup le combattent ou le raillent et cependant, dans la pratique, n'est-ce pas vers lui, vers ses adeptes que l'on se tourne :


« Voici un officier revêtu de sa cotte de maille, de son hausse col, de son casque. Il est sur le point de prendre part, comme combattant, à une bataille; quelle en sera, pour lui, l'issue : la vie ou la mort?... On ne peut le prévoir... Ou bien voici un officier sur le point d'être chargé« d'une expédition dans un pays lointain : l'issue du voyage, l'aller, le retour sont pleins d'incertitudes. Dans ces deux suppositions, à qui cet officier confiera-t-il la surveillance de sa maison, la garde de ses parents, le soin de sa femme et de ses enfants ? Je pense qu'il n'y a pas sous le ciel, un homme, une femme assez stupide pour — s'il condamne le principe de l'Amour Universel maintenir sa foi jusqu'au bout (en accordant sa confiance à un égoïste qui n'a point le respect des intérêts d'autrui)... C'est en paroles que l'on condamne le principe de l'Amour Universel et quand vient l'occasion de choisir entre lui et le principe contraire, c'est à lui que l'on donne la préférence. Les paroles et la conduite sont, ici, en contradiction... »


Meh-ti se retourne ensuite contre ceux qui, tout en admirant ses théories, les déclarent impraticables, l'amour de « soi » parlant trop haut en chacun. La puissance de l'égoïsme, la crainte causée par la souffrance, l'ardeur passionnée que l'on apporte à la recherche de la jouissance, le penseur chinois ne les ignore pas, mais son calme philosophique n'en est point troublé. — Des choses plus difficiles ont été accomplies par les hommes, répond-il. Ils ont su maintes fois vaincre leur égoïsme, subir volontairement la douleur, renoncer aux joies de la vie, parfois à la vie elle même et cela, souvent, pour un but ridicule, une ambition grotesque, des préjugés absurdes. Puis, aussitôt il cherche à confirmer ses dires par des exemples puisés dans l'histoire de son pays :


« Le prince Ling de Ghing a.imait beaucoup les hommes minces. A son époque, les officiers réduisaient d'eux-mêmes leur nourriture jusqu'à la valeur d'une seule poignée de riz (afin de ne pas engraisser). Ils poussaient même le zèle si loin que certains étaient devenus d'une faiblesse telle qu'ils ne pouvaient marcher qu'avec l'aide d'une canne et, au cours de leurs promenades, devaient s'appuyer aux murailles (pour se soutenir). »


Une phrase brève, un tranquille haussement d'épaule devant cette manifestation de la sottise humaine, est toute la conclusion du philosophe :


« II ne faudrait pas plus d'une génération pour changer les mœurs du peuple, tant est grande son envie de calquer les siennes sur celles de « ses supérieurs. »


Un autre exemple succède à celui-ci. Par deux fois on le retrouve dans l'ouvrage de Meh-ti, soit que le trait qu'il rapporte fut très populaire en Chine à l'époque de notre auteur, soit que celui-ci le trouvât particulièrement caractéristique, ce qu'il me paraît être, en effet.


« Kâu-chien, le roi de Yûeh admirait passionnément la bravoure. Il employa trois années à y exercer ses officiers, puis, ne sachant pas s'il était arrivé à les rendre vraiment intrépides il fit mettre le feu à un navire sur lequel ils se trouvaient réunis. Alors saisissant un tambour, il se mit à le battre de ses propres mains, les pressant d'entrer dans le feu. Quand ils entendirent le tambour, les officiers se précipitèrent à l'envi parmi les flammes, les derniers rangs marchant sur les corps de ceux qui les avaient précédés, et ils piétinèrent le feu. Une centaine « périrent ainsi, soit dans les flammes, soit noyés, mais les survivants ne se retirèrent que lorsque le souverain battit de nouveau le tambour pour les rappeler... »
Faire le sacrifice de sa vie, supporter la mort dans les flammes est chose difficile, ceux-ci se trouvèrent capables de l'accomplir parce qu'ils «désiraient plaire à leur souverain... »


Le philosophe laisse tomber ses exemples; mais il ne conclut pas, comme l'on pourrait s'y attendre, en paroles véhémentes. Le déterminisme placide qui constitue le fond de la sagesse asiatique, s'y oppose : Les hommes sont tels qu'ils peuvent être. Le penseur, peut-être plus pour sa propre satisfaction que dans l'espoir de les transformer, leur signale les erreurs de conduite qui causent leurs maux; si la foule à qui il s'adresse, ne peut le comprendre, il ne s'en irrite point.


Pourquoi, alors qu'elle est rationnelle, alors que non seulement elle répond à nos sentiments idéaux d'humanité, de générosité, mais satisfait également nos intérêts matériels, pourquoi la doctrine de l'Amour Universel ou solidarité n'est-elle pas mieux accueillie ?...
« Elle ne plaît pas aux grands, aux « chefs » répond Meh-ti.


Faut-il chercher, sous ces paroles, une arrière pensée de révolte, l'expression d'un socialisme combatif ?... On en éprouverait aisément la tentation, mais il convient, je crois, de s'en garder.


Pourquoi les « grands » repoussent-ils la doctrine de l'Amour Universel et entravent-ils sa propagation ? — Pensent-ils que la désunion des petits, leurs luttes entre eux sont la meilleure sauvegarde de la situation privilégiée dont ils jouissent ? Pensent-ils qu'à la faveur des dissensions séparant les éléments populaires, leur autorité, leur tyrannie, leurs exactions s'exercent plus aisément ?... Peut-être Meh-ti le croit-il, mais il ne le dit pas, et semble même plutôt, attribuer l'hostilité des « grands » à un défaut d'intelligence, de compréhension de leur part : « Ils comprennent les petites choses et non la grande » (qui est d'établir un bon gouvernement). Nous risquerions donc de travestir sa pensée en nous lançant dans la voie hasardeuse des déductions trop légèrement fondées.


Ce que Meh-ti n'a dans tous les cas pas songé à attaquer, c'est le principe de la hiérarchie. Le Haut et le Bas, le Noble et le Vil — suivant les expressions très caractéristiques des auteurs chinois — les gouvernants et les gouvernés forment une dualité sociale dont il ne conteste en aucun moment la légitimité et la haute nécessité.


L'idéal de Meh-ti est un Gouvernement fort : « II faut que le haut gouverne fortement et que le bas travaille fortement, alors la paix régnera... »


Après avoir failli voir, en notre philosophe, un révolutionnaire, il ne faut pas se hâter, sur une phrase, telle que cette dernière, de le considérer comme un soutien du despotisme et de l'autocratie. Ce serrait errer plus grandement encore :


« Ce système (celui exposé par Meh-ti) ne consiste pas à gouverner le peuple par l'omnipotence d'un seul dont l'autorité s'exerce sur tous... »


Les chefs, les gouvernants seront ceux qui sont capables de gouverner : les intelligents, les sages. Les gouvernés seront les esprits médiocres incapables de vues profondes, ignorants qu'il convient de tenir en tutelle. Mais le haut et le bas sont des démarcations éminemment transitoires, dépendant de la seule valeur individuelle et momentanée.


« ... Les fonctionnaires n'ont pas de noblesse définitive, le peuple n'a point de bassesse irrémédiable... »
«... On élève les gens capables, fussent-ils ouvriers ou cultivateurs, on leur donne des fonctions élevées avec de gros appointements... »


Meh-ti n'en était pas a croire que la fonction put contenir, en elle même, les éléments de démoralisation que l'on attribue, souvent, aux seuls mauvais penchants de l'homme qui en est investi. Il préconise l'établissement d'une étroite solidarité unissant tous les degrés de l'échelle hiérarchique, chacun s'employant selon ses facultés pour le bien commun, chacun occupant la place qui convient à ses aptitudes naturelles et s'en contentant.


« De là beaucoup de crimes (suivis) de châtiments sévères, avec ces deux choses un royaume est troublé. »


« On voudrait en vain, alors, qu'il n'y ait pas de troubles, cela n'est plus possible. »


La vertu majeure de l'individu dans l'Etat est son utilité, les sentiments familiaux, eux-mêmes, ne peuvent pas faire accepter l'être inutile :


« Un père, même s'il a le cœur tendre, n'aime pas un fils sans utilité. »


II faut donner de soi à autrui et recevoir de lui ; les avares, les solitaires sont les ennemis du bonheur public.


« Celui qui détient des richesses sans vouloir les partager avec autrui ce n'est pas digne que l'on soit son ami. »


Et les richesses ce ne sont pas seulement l'or, la terre et ses produits, ce sont aussi les richesses de l'intelligence, les aptitudes physiques ainsi que nous le voyons dans les préceptes suivants dont l'observance fait de l'homme un sage :


« Celui qui possède la force doit aider l'homme ; celui qui possède des richesses doit les partager avec l'homme; celui qui possède la doctrine (c'est-à-dire qui est instruit) doit enseigner l'homme. »


Je ne puis m'étendre d'avantage sans dépasser les limites d'un mémoire de ce genre. Dans le volume que je compte consacrer à Meh-ti je pourrai suivre cet auteur dans les multiples développements par lesquels il s'efforce de nous démontrer qu'en tous les domaines la solidarité est productrice d'ordre, d'harmonie, de bonheur moral et matériel. Pour donner plus de poids à ses assertions, le philosophe chinois ne manque pas, selon l'invariable coutume de son pays, de nous représenter son principe d'« Amour Universel » comme directement inspiré par l'exemple du Ciel « dont les dons généreux sont sans partialité » « qui procure à tous des biens utiles »,
etc.. 11 invoque aussi l'Antiquité, cette époque héroïque de l'histoire chinoise où vivaient les Yao, les Chun et autres saints monarques qui passent pour avoir été le modèle de toute sagesse. Par maints traits empruntés aux vieilles chroniques il nous les montre pratiquant le principe de l'« Amour Universel », mais au milieu de ces discours — concession faite, peut-être, aux mœurs contemporaines — Meh-ti n'abandonne point son principal argument et c'est toujours le très utilitaire : « Aimez-vous les uns les autres pour votre mutuel avantage » qui revient comme la raison définitive devant emporter notre adhésion au principe de la solidarité.


Ainsi, en dépit des 25 siècles qui les séparent, le vieux penseur chinois et nos sociologues modernes peuvent se rencontrer sur le terrain commun de cette sagesse pratique, doublement sage, qui n'essaie point de généraliser parmi les humains des vertus exceptionnelles et anormales, mais, prenant l'homme tel qu'il est, s'appuie sur son instinctif et légitime égoïsme, s'efforçant de lui démontrer que l'intérêt bien compris de cet égoïsme, doit le porter à ce respect de l'égoïsme d'autrui sans lequel il ne peut exister ni sécurité, ni ordre, ni bonheur social.


Le Haut, le Noble, malgré la supériorité que lui confère le savoir, l'intelligence ne doit pas se contenter de régir avec une dédaigneuse bienveillance le Bas, le Vil; il faut que le dirigeant se pénètre de la mentalité du dirigé et qu'entre tous les deux il y ait « échange de pensées » :


« Les anciens saints rois ont compris qu'ils faut nommer des chefs en accord avec le peuple, alors, entre le Haut et le Bas, il y aura échange de pensées. »


Monarques et fonctionnaires, tous ceux qui ont a conduire les masses populaires, ne peuvent le faire avec équité et pour le bien du pays, que s'ils sont arrivés à entrer dans la manière de voir du peuple, à comprendre la façon dont il envisage les choses :


« Qu'est-ce qui détermine la paix entre le Haut et le Bas. C'est que les monarques s'assimilent les sentiments du Bas. Alors règne la paix, autrement c'est le trouble. »


« Quand les souverains se sont assimilé les sentiments du Bas, par ce fait ils comprennent ce qui est le bien et ce qui est le mal du peuple. »


« Quand les souverains ne se sont pas assimilé les sentiments du peuple, ils ne comprennent pas le bien et le mal du peuple. Alors les châtiments et les récompenses qu'ils distribuent ne sont point conformes à la justice et le royaume est troublé. Donc, lorsqu'on doit récompenser ou châtier, si l'on ne s'est pas encore assimilé les sentiments du Bas il faut absolument se livrer à un examen préalable. » 


C'est-à-dire se rendre compte des sentiments d'après lesquels le peuple juge et agit.


« Comment se fait-il aujourd'hui que ceux qui sont en Haut ne peuvent pas gouverner ceux qui sont en Bas et que ceux qui sont en Bas ne peuvent pas servir ceux qui sont en Haut ? »


« C'est parce que le Haut et le Bas se méprisent mutuellement. »


« Pourquoi ? Parce que leur manière de voir est différente. »


La nécessité de la solidarité est présentée de mille façons diverses dans l'ouvrage de Meh-ti, soit qu'il l'envisage dans le domaine matériel, ou dans le domaine intellectuel. II ne manque pas d'affirmer l'étroite relation entre les faits matériels et les conséquences morales qu'ils engendrent.


La misère du peuple est la plus grande source de désordre publique, le luxe outré des classes du Haut entraîne inévitablement la dépravation et la révolte chez celles du Bas :


«... Ainsi les riches vivent dans le luxe et le peuple souffre le froid et la faim. »






1) Comparez Evangile de Matthieu, chap. XXV, verset 34 et suivants.
2) Comme les ouvrages analogues, le traité contenant les doctrines de Meh-ti fut rédigé par un ou quelques uns de ses disciples ; d'où la forme employée : « Notre Maître dit... »