THOREAU OU POUR LE REEL
Un sage est né en Occident, pour une fois, le 12 juillet à Concord (Massachusetts), 2400 ans après le Bouddha ; mais le monde n'a retenu que sa vie dans les bois et sa désobéissance civile. Chacun doit trouver sa propre voie pour vivre, et Thoreau ne voulait pas être imité, mais pourtant, c'était bien un sage qui pouvait apprendre à ses semblables à être au monde, à atteindre la vraie vie en se tenant le plus près possible du réel, à mener cette vie divine dont il sentait la faculté en chaque homme, à vivre dans la réalité quotidienne qui est le nirvana, et le seul. Il ne fuyait ni dans le futur, ni ailleurs, mais il cherchait à vivre là où il était sans plus attendre, essayant de tirer sa joie des choses les plus simples de sa vie quotidienne. Construire une barrière ou cueillir des airelles étaient pour lui le chemin vraie perception du réel. Le chant d'un passereau était la voie de l'éternelle sagesse qui aiguise et clarifie les sens. C'était bien les "portes de la perception" qu'il voulait nettoyer pour atteindre le réel. Il partait dans les bois pour ne pas vivre ce qui n'était pas la vie, mettre en déroute ce qui n'était pas la vie. Personne n'attendait autant du réel que lui. Chaque homme doit transformer par sa perception, chaque jour en un bon jour. Profiter de chaque incident de la journée comme l'herbe profite de la rosée. Chacun devrait aimer sa vie aussi pauvre qu'elle puisse être et y trouver des richesses. Pour Thoreau il fallait tirer de tout, de la moindre parcelle de réel. Il faut aimer la croûte terrestre où nous vivons mieux que la croûte du gâteau, il faut savoir tirer de la nourriture d'un tas de sable, notre appétit doit être ainsi, sinon nous vivons en vain. Mais il trouvait que l'homme ordinaire goûtait les choses à moitié. Qu'il jouissait trop faiblement. Ses livres étaient un appel à vivre plus intensément. Voir une anguille morte, un serpent, une mouette, complétait sa vie, ajoutait une ligne à son poème. Il ne voulait rien d'autre qu'avoir ses extases des événements les plus ordinaires et des faits de chaque jour. Une vieille souche qui fume, un arbre, un chemin creux, un pont, un homme qui ramasse des pommes ou un oiseau inconnu. Enlever à la vie toute sa mesquinerie, c'est-à-dire modifier notre perception afin de ne plus percevoir de façon rétrécie le réel et la vie.
Il se tournait et se retournait sans cesse vers le réel. Dans les bois il cherchait interminablement la vie. Des perceptions nouvelles de choses anciennes et éternelles.
Pour Thoreau, il fallait être â ce que l'on fait et ce que l'on perçoit. Se donner entièrement à une action ou à une perception. Le Bouddha Gautama, il y a 2500 ans, disait la même chose quand il conseillait à ses moines d'être vigilant en marchand, en regardant, en se baissant, en mangeant, en buvant, en urinant, en déféquant, en dormant, en parlant ou en se taisant (!) Toujours il faut agir et perce- voir dans un état de pleine attention. C'est un défaut de perception qui fait que l'homme ordinaire distingue ce qui est concevable de ce qui est trivial, le chaud du froid, le beau du laid, le bon du mauvais. Pour Thoreau tout est bon à vivre. Tout est bon à manger, percevoir, à recevoir. Rien ne peut être écarté, ni l'ordinaire, ni les crapauds, ni les insectes, pour celui qui sait percevoir tout est divin, tout est digne d'extase, que ce soit la boue ou un bout de bois en train de pourrir. Tout est diamant. tout est joyau. Et il pouvait vérifier ce sentiment en percevant la musique des choses. Quand on perçoit tous les bruits de la nature, torrent, grillons, vent, oiseaux, comme un seul et même chant, on atteint la vraie vie. Si le bourdonnement du moucheron n'est pas la musique des sphères pour celui qui l'entend, c'est qu'il n'est pas vraiment au réel.
Les rivières, les collines, les bois, sont des hiéroglyphes. Regarder, respirer, est une expérience glorieuse. Pourquoi calomnier l'extérieur ? Pour un extatique, la perception de la surface des choses aura toujours sur les sens en bonne santé l'effet d'un miracle.
Quand la cloche d'une vache semble une musique céleste, quand le chant d'un oiseau contient le secret des choses, quand tous les objets, les sons, les odeurs, les saveurs, grisent d'une ivresse salutaire, c'est que l'on a une abondance de vie ou santé. c'est que l'on est dans la vraie vie.
Toute musique est dans 1e son : celui des oiseaux, des grillons, de la pompe à eau qui grince, du vent dans les arbres, de la scierie sur la rivière. L'état que cherche Thoreau est celui où l'air, le moindre objet ou le moindre son,
l'enivre et le grise, comme si ses sens avaient pris de l'appétit.
Il courait vers ses bois comme un homme affamé près une croûte de pain. Il se sentait vivre quand il respirait l'odeur des pommes qui mûrissent, quand il regardait les ruisselets, les fleurs de l'automne : pouliot, absinthe... quand son cœur tressaillait au bruit du vent dans les arbres, quand un chardonneret chantait dans le jour bas et calme. Dans ces moments là il souhaitait vivre de telle façon qu'il n'y ait jamais dans sa vie de moments gaspillés. Il se rendait compte que nous ne vivons pas notre vie pleinement et entièrement. Que nous respirons mal et ne vivons qu'une partie de notre vie ; toute sa vie il a essayé de vivre pleinement à chaque instant, ce qui est une vole abrupte dans une civilisation qui est une répression de l'extase et des moments de vie intense. L'écriture doit être encore une manifestation de la vie, et on ne peut la juger que selon l'intensité de son expérience. Mais celui qui perçoit une pulsation divine dans la voile qui s'enfle, dans le ruisseau lui court, l'arbre qui ondule, le vent qui erre, n'est-il pas suspect dans notre société ? Et pourtant y a-t-il quelqu'un le plus près du réel que lui ? Vivre aussi près du réel que possible et en tirer chaque jour des joies profondes, est une mystique à qui l'on ne peut pas reprocher une fuite dans l'imaginaire. Celui qui dit que l'ensemble de notre vie est jugé par la plus petite chose bien faite, celui qui souligne l'importance de la façon dont nous mangeons, buvons, dormons et employons nos loisirs, ne peut qu'aimer le réel. Se passionner pour la pluie qui ruisselle le long des chaumes, pour la couleur d'un gland, pour la façon dont on perçoit le son du marteau sur l'enclume, voilà la voie de Thoreau, pour être au monde. Mais cette volonté de perception extatique du réel avait pour lui des conséquences économiques. Il disait si bien qu'avec un peu de sagesse l'homme pourrait utiliser les matériaux dont il dispose de façon à faire de la civilisation une bénédiction. L'homme peut en effet en utilisant le vent, l'eau, le soleil, la terre, le fumier, vivre dans la nature sans souffrir de la faim, du froid et de l'usure. Mais surtout, chaque homme doit faire sa propre expérience de vie, vivre.
Michel JOURDAN,
Un sage est né en Occident, pour une fois, le 12 juillet à Concord (Massachusetts), 2400 ans après le Bouddha ; mais le monde n'a retenu que sa vie dans les bois et sa désobéissance civile. Chacun doit trouver sa propre voie pour vivre, et Thoreau ne voulait pas être imité, mais pourtant, c'était bien un sage qui pouvait apprendre à ses semblables à être au monde, à atteindre la vraie vie en se tenant le plus près possible du réel, à mener cette vie divine dont il sentait la faculté en chaque homme, à vivre dans la réalité quotidienne qui est le nirvana, et le seul. Il ne fuyait ni dans le futur, ni ailleurs, mais il cherchait à vivre là où il était sans plus attendre, essayant de tirer sa joie des choses les plus simples de sa vie quotidienne. Construire une barrière ou cueillir des airelles étaient pour lui le chemin vraie perception du réel. Le chant d'un passereau était la voie de l'éternelle sagesse qui aiguise et clarifie les sens. C'était bien les "portes de la perception" qu'il voulait nettoyer pour atteindre le réel. Il partait dans les bois pour ne pas vivre ce qui n'était pas la vie, mettre en déroute ce qui n'était pas la vie. Personne n'attendait autant du réel que lui. Chaque homme doit transformer par sa perception, chaque jour en un bon jour. Profiter de chaque incident de la journée comme l'herbe profite de la rosée. Chacun devrait aimer sa vie aussi pauvre qu'elle puisse être et y trouver des richesses. Pour Thoreau il fallait tirer de tout, de la moindre parcelle de réel. Il faut aimer la croûte terrestre où nous vivons mieux que la croûte du gâteau, il faut savoir tirer de la nourriture d'un tas de sable, notre appétit doit être ainsi, sinon nous vivons en vain. Mais il trouvait que l'homme ordinaire goûtait les choses à moitié. Qu'il jouissait trop faiblement. Ses livres étaient un appel à vivre plus intensément. Voir une anguille morte, un serpent, une mouette, complétait sa vie, ajoutait une ligne à son poème. Il ne voulait rien d'autre qu'avoir ses extases des événements les plus ordinaires et des faits de chaque jour. Une vieille souche qui fume, un arbre, un chemin creux, un pont, un homme qui ramasse des pommes ou un oiseau inconnu. Enlever à la vie toute sa mesquinerie, c'est-à-dire modifier notre perception afin de ne plus percevoir de façon rétrécie le réel et la vie.
Il se tournait et se retournait sans cesse vers le réel. Dans les bois il cherchait interminablement la vie. Des perceptions nouvelles de choses anciennes et éternelles.
Pour Thoreau, il fallait être â ce que l'on fait et ce que l'on perçoit. Se donner entièrement à une action ou à une perception. Le Bouddha Gautama, il y a 2500 ans, disait la même chose quand il conseillait à ses moines d'être vigilant en marchand, en regardant, en se baissant, en mangeant, en buvant, en urinant, en déféquant, en dormant, en parlant ou en se taisant (!) Toujours il faut agir et perce- voir dans un état de pleine attention. C'est un défaut de perception qui fait que l'homme ordinaire distingue ce qui est concevable de ce qui est trivial, le chaud du froid, le beau du laid, le bon du mauvais. Pour Thoreau tout est bon à vivre. Tout est bon à manger, percevoir, à recevoir. Rien ne peut être écarté, ni l'ordinaire, ni les crapauds, ni les insectes, pour celui qui sait percevoir tout est divin, tout est digne d'extase, que ce soit la boue ou un bout de bois en train de pourrir. Tout est diamant. tout est joyau. Et il pouvait vérifier ce sentiment en percevant la musique des choses. Quand on perçoit tous les bruits de la nature, torrent, grillons, vent, oiseaux, comme un seul et même chant, on atteint la vraie vie. Si le bourdonnement du moucheron n'est pas la musique des sphères pour celui qui l'entend, c'est qu'il n'est pas vraiment au réel.
Les rivières, les collines, les bois, sont des hiéroglyphes. Regarder, respirer, est une expérience glorieuse. Pourquoi calomnier l'extérieur ? Pour un extatique, la perception de la surface des choses aura toujours sur les sens en bonne santé l'effet d'un miracle.
Quand la cloche d'une vache semble une musique céleste, quand le chant d'un oiseau contient le secret des choses, quand tous les objets, les sons, les odeurs, les saveurs, grisent d'une ivresse salutaire, c'est que l'on a une abondance de vie ou santé. c'est que l'on est dans la vraie vie.
Toute musique est dans 1e son : celui des oiseaux, des grillons, de la pompe à eau qui grince, du vent dans les arbres, de la scierie sur la rivière. L'état que cherche Thoreau est celui où l'air, le moindre objet ou le moindre son,
l'enivre et le grise, comme si ses sens avaient pris de l'appétit.
Il courait vers ses bois comme un homme affamé près une croûte de pain. Il se sentait vivre quand il respirait l'odeur des pommes qui mûrissent, quand il regardait les ruisselets, les fleurs de l'automne : pouliot, absinthe... quand son cœur tressaillait au bruit du vent dans les arbres, quand un chardonneret chantait dans le jour bas et calme. Dans ces moments là il souhaitait vivre de telle façon qu'il n'y ait jamais dans sa vie de moments gaspillés. Il se rendait compte que nous ne vivons pas notre vie pleinement et entièrement. Que nous respirons mal et ne vivons qu'une partie de notre vie ; toute sa vie il a essayé de vivre pleinement à chaque instant, ce qui est une vole abrupte dans une civilisation qui est une répression de l'extase et des moments de vie intense. L'écriture doit être encore une manifestation de la vie, et on ne peut la juger que selon l'intensité de son expérience. Mais celui qui perçoit une pulsation divine dans la voile qui s'enfle, dans le ruisseau lui court, l'arbre qui ondule, le vent qui erre, n'est-il pas suspect dans notre société ? Et pourtant y a-t-il quelqu'un le plus près du réel que lui ? Vivre aussi près du réel que possible et en tirer chaque jour des joies profondes, est une mystique à qui l'on ne peut pas reprocher une fuite dans l'imaginaire. Celui qui dit que l'ensemble de notre vie est jugé par la plus petite chose bien faite, celui qui souligne l'importance de la façon dont nous mangeons, buvons, dormons et employons nos loisirs, ne peut qu'aimer le réel. Se passionner pour la pluie qui ruisselle le long des chaumes, pour la couleur d'un gland, pour la façon dont on perçoit le son du marteau sur l'enclume, voilà la voie de Thoreau, pour être au monde. Mais cette volonté de perception extatique du réel avait pour lui des conséquences économiques. Il disait si bien qu'avec un peu de sagesse l'homme pourrait utiliser les matériaux dont il dispose de façon à faire de la civilisation une bénédiction. L'homme peut en effet en utilisant le vent, l'eau, le soleil, la terre, le fumier, vivre dans la nature sans souffrir de la faim, du froid et de l'usure. Mais surtout, chaque homme doit faire sa propre expérience de vie, vivre.
Michel JOURDAN,