Des livres et des articles dévoilent les différents aspects de l’« Orient » intérieur. La philosophie « orientale » est une philosophie de l’éveil.
Tuesday, August 31, 2010
Sunday, August 29, 2010
VRIL : La race future
par Sir Edward Bulwer-Lytton [1871]
CHAPITRE I
Je suis né à ----, aux Etats-Unis d’Amérique. Mes ancêtres immigrèrent d’Angleterre sous le règne de Charles II, et mon grand-père se distingua au cours de la Guerre d’Indépendance. Par conséquent, ma famille jouissait d’un rang social plutôt élevé, et leur opulence leur permit d’être tenus à l’écart du service public. Mon père présenta sa candidature au Congrès, mais fut battu à plate couture par son tailleur. Suite à cet événement il ne se mêla guère de politique, et passa le plus clair de son temps dans sa bibliothèque. J’étais l’aîné de trois fils, et je fus envoyé à l’âge de seize ans sur le vieux continent, d’une part pour parfaire mon éducation littéraire, d’autre part pour commencer l’apprentissage des affaires dans une société marchande de Liverpool. Mon père décéda peu de temps après mes vingt ans ; richement doté, épris de voyage et d’aventure, je laissai provisoirement tomber la course au dollar tout-puissant, pour vagabonder tout autour de la terre.
En 18--, alors que je me trouvais à ----, je fus invité par un ingénieur de profession, avec lequel j’avais fait connaissance, à visiter la mine de ----, dans laquelle il était employé, dans ses moindres recoins.
Le lecteur comprendra, avant de terminer ce récit, les raisons qui me poussent à dissimuler certaines indications sur ce lieu, et me remerciera peut-être d’éviter toute description qui pourrait faciliter sa découverte..
Laissez moi vous raconter, aussi brièvement que possible, comment j’ai accompagné cet ingénieur à l’intérieur de la mine, comment j’ai éprouvé une étrange fascination pour ses sombres merveilles, comment j’ai été captivé par les récits d’explorations de mes amis, au point que j’ai prolongé mon séjour dans le voisinage et suis descendu quotidiennement, pendant plusieurs semaines, sous les voûtes et dans les galeries creusées par la nature et la technique sous la surface de la terre. L’ingénieur était persuadé que des gisements de minerai beaucoup plus abondants que ceux déjà détectés, l’attendaient au fond d’un nouveau puits dont le forage avait été commencé sous sa direction. Lors de ces opérations nous tombâmes un jour sur un gouffre béant, en dents de scie et apparemment carbonisé sur les côtés, comme si une violente déflagration de type volcanique l’avait déchiqueté il y a longtemps. Après avoir testé l’atmosphère à l’aide d’une lampe de sécurité, mon ami se fit descendre dans l’abîme dans une ‘cage’. Il y resta près d’une heure. Lorsqu’il revint il était très pâle, avait l’air anxieux et pensif, ce qui contrastait avec son caractère habituel, gai et plein d’audace.
Il expliqua laconiquement que la descente lui avait semblé dangereuse, et dénuée d’intérêt ; abandonnant les opérations dans ce puits, nous nous en retournâmes vers les zones plus familières de la mine.
Pendant le reste de la journée, l’ingénieur sembla absorbé par de sombres pensées. Il était inhabituellement taciturne, et ses yeux laissaient transparaître un regard effrayé et désarmé, tel celui d’un homme qui a vu un fantôme. La nuit, comme nous nous trouvions tous les deux dans l’habitation que nous partagions près de l’entrée de la mine, je dis à mon ami :
"Dis-moi franchement ce que tu as vu dans ce gouffre : je suis sûr que ce devait être étrange et terrible. Quoi qu’il en soit, cela t’a déconcerté. Dans un tel cas de figure, deux avis valent mieux qu’un. Raconte-moi tout."
L’ingénieur s’efforça longtemps de répondre de manière évasive à mes interrogations, mais comme au fur et à mesure que nous parlions, il se réservait machinalement du brandy bien que ne tenant pas spécialement l’alcool, étant donné son tempérament modéré, ses réserves s’évanouirent progressivement. Celui qui est de nature réservée devrait imiter les animaux, et ne boire que de l’eau. Finalement il dit, "Je vais tout te raconter. Quand la cage s’arrêta, je me retrouvai sur une arête rocheuse; et en-dessous de moi, l’abîme, changeant légèrement de direction, s’ouvrait sur une profondeur insondable, dont ma lampe s’avérait impuissante à percer l’obscurité.
Cependant, à mon grand étonnement, un faisceau de lumière forte et brillante émanait de l’abîme. Si cela avait été un feu volcanique, alors j’en aurais perçu la chaleur. Et bien sûr, s’il y avait un doute, il était d’une importance primordiale de le lever. J’examinai les parois de la descente, et en conclus que je pourrais m’aventurer sans trop de risques sur les protubérances et saillies de la roche, au moins pour commencer. Je quittai la cage et commençai à descendre. Comme je m’approchai de plus en plus de la lumière, l’abîme s’élargit, et alors je vis, à mon indicible surprise, une large route plane courir au fond du gouffre, éclairée aussi loin que la vue pouvait porter par ce qui semblait être des lampadaires à gaz artificiels placés à intervalles réguliers, comme dans les artères d’une grande ville ; et j’entendis confusément à une certaine distance le brouhaha de voix apparemment humaines. Je sais, bien sûr, qu’aucun mineur concurrent ne travaille dans cette zone. A qui pouvaient bien appartenir ces voix ? Quelles mains ont bien pu aplanir cette route et installer ces lampadaires ?
"La croyance superstitieuse, répandue chez les mineurs, que des gnomes ou des démons résident dans les entrailles de la terre, me vint à l’esprit. Je tremblai à l’idée de poursuivre ma descente et de braver les habitants de cette vallée inférieure. D’ailleurs je n’aurais pas pu y arriver sans cordes, car de l’endroit où je me trouvais au fond de l’abîme, les parois devenaient très abruptes et lisses. Aussi je revins en arrière avec difficulté. Maintenant tu sais tout."
"Comptes-tu redescendre ?"
"Je devrais, mais je crains de ne pas en avoir le courage."
"Un fidèle compagnon réduit le voyage et double le courage. J’irai avec toi. Nous nous équiperons avec des cordes de longueur et de résistance suffisantes, --et—excuse-moi, mais –tu devrais arrêter de boire pour ce soir. Nos mains et nos pieds auront besoin de toute leur fermeté demain."
CHAPITRE II
Au petit matin mon ami avait recouvré toute son audace, et il était tout autant pincé par la curiosité, que je l’étais moi-même. Peut-être même davantage ; car il croyait de toute évidence à son propre récit, alors que j’en doutais encore considérablement : non pas qu’il ait pu travestir intentionnellement la vérité, mais parce qu’il aurait pu être victime d’une de ces hallucinations qui peuvent s’emparer de notre imagination dans des circonstances et des lieux solitaires, nous amenant à voir l’invisible et à entendre l’inaudible.
Nous choisîmes six mineurs confirmés pour veiller à notre descente ; comme la cage ne pouvait contenir qu’une seule personne, l’ingénieur descendit le premier ; lorsqu’il eût atteint la saillie à laquelle il s’était arrêté la veille, la cage remonta. Je le rejoins bientôt. Nous nous étions équipés d’un rouleau de grosse corde.
La lumière me frappa en plein visage comme cela était arrivé à mon ami un jour auparavant. Le vide duquel elle provenait formait une pente en diagonale : cette lueur me parut être une lumière atmosphérique diffuse, pas comme celle d’un feu, mais plus douce et argentée, comme celle d’une étoile septentrionale.
Laissant la cage, nous descendîmes, l’un après l’autre, assez facilement, grâce aux saillies des parois, jusqu’à atteindre l’endroit où mon ami s’était précédemment arrêté, une protubérance juste assez large pour nous permettre d’y tenir côte à côte. De cet endroit le gouffre s’élargissait d’un coup, comme la partie inférieure d’un entonnoir, et je pus distinguer parfaitement la vallée, la route, et les lampadaires que mon compagnon avait décrits. Il n’avait rien exagéré. J’entendis les sons dont il m’avait parlé, --un bourdonnement indescriptible de voix et le sourd bruit de pas. M’efforçant de regarder plus loin, j’entrevis distinctement les contours d’un grand bâtiment. Cela ne pouvait pas être de la roche naturelle, c’était bien trop symétrique, pourvu de gigantesques colonnes de style égyptien, et l’ensemble semblait éclairé de l’intérieur. J’avais sur moi un petit télescope de poche, qui me permit de distinguer, près du bâtiment en question, deux silhouettes apparemment humanoïdes, bien que je ne puisse l’affirmer avec certitude. Tout du moins vivaient-elles, puisqu’elles bougèrent, avant de disparaître à l’intérieur du bâtiment. Nous fîmes en sorte d’attacher le bout de la corde que nous avions emportée, à la saillie sur laquelle nous nous tenions, à l’aide de mousquetons et de crochets dont nous nous étions munis parmi d’autres outils indispensables.
Nous travaillions presque silencieusement. Nous nous affairions comme des hommes ayant peur de se parler. Un bout de la corde étant apparemment bien arrimé à la saillie, l’autre, auquel nous avions attaché un fragment de roche, atteignit le sol en dessous de nous, à une distance d’environ cinquante pieds. Etant plus jeune et plus alerte que mon compagnon, et ayant servi dans la marine au cours de ma jeunesse, ce mode de transit m’était plus familier qu’à lui. Dans un murmure je demandai à passer en premier, de sorte qu’une fois en bas je puisse tenir la corde en position raide pour faciliter sa descente. J’arrivai au sol sans incident, et l’ingénieur commença alors à descendre. Mais à peine avait-il parcouru dix pieds, que les fixations lâchèrent, ou plutôt que la roche nous trahit et se déroba sous le poids ; et le malheureux fut précipité à terre, tombant juste à mes pieds et amenant dans sa chute des éclats de rocher, dont l’un, de petit taille heureusement, m’atteignit et m’assomma momentanément. Lorsque je retrouvai mes esprits, je vis la masse inerte et sans vie de mon compagnon à côté de moi. Alors qu’empli de chagrin et d’horreur, je me penchais sur son cadavre, j’entendis à proximité un son étrange, entre grognement et sifflement ; retournant d’instinct vers l’endroit dont je venais, je vis surgir d’une sombre anfractuosité dans la roche, une énorme et affreuse tête aux mâchoires ouvertes et pourvue d’effroyables yeux affamés – la tête d’un monstrueux reptile ressemblant à un crocodile ou un alligator, mais infiniment plus imposant que la plus grande créature de cette espèce que j’aie jamais aperçue au cours de mes voyages. Je pris mes jambes à mon cou et m’enfuis dans la vallée aussi vite que je le pouvais. Je finis par m’arrêter, pris de honte à l’idée de ma panique et de ma fuite, et revins à l’endroit où j’avais laissé le corps de mon ami. Il n’était plus là ; sans doute le monstre l’avait-il déjà entraîné dans son antre pour le dévorer. La corde et les mousquetons gisaient toujours là où ils étaient tombés, mais ils m’interdisaient toute chance de retour : il était en effet impossible de les fixer à la roche au-dessus de moi, et les parois de la roche étaient bien trop abruptes et dépourvues d’aspérités, pour me permettre de les gravir. J’étais seul dans ce monde étrange, au beau milieu des entrailles de la Terre.
CHAPITRE III
Lentement et prudemment je m’acheminai seul le long de la route éclairée, vers le bâtiment que j’ai décrit précédemment. La route en elle-même s’apparentait à un grand défilé alpin, contournant les montagnes rocheuses, celle dont j’étais descendu formant un maillon de cette chaîne. En contrebas et vers la gauche s’étendait une grande vallée, qui présentait à mon grand étonnement des signes évidents d’art et de culture. Il y avait des champs recouverts d’une étrange végétation, semblables à nul autre sur terre ; ils n’étaient pas verts, mais d’une teinte terne évoquant le plomb ou d’un rouge doré.
Il y avait des lacs et des ruisselets dont les rives semblaient avoir été formées de manière artificielle ; certains d’eau pure, d’autres qui brillaient comme des mares de naphte. Sur ma droite, des ravins et des défilés s’ouvraient au beau milieu de la roche, pourvus de passages construits avec art, et bordés d’arbres ressemblant pour la plupart à des fougères géantes aux exquises variétés de feuillage ouaté, et aux tiges de palmier. D’autres paraissaient se rapprocher de la canne à sucre, mais plus hautes, et arborant de grosses grappes de fleurs. D’autres, enfin, ressemblaient à d’énormes champignons, dotés de tiges courtes et épaisses supportant un large toit en forme de dôme, et desquels partaient, vers le haut ou le bas, de longues branches fines. Tout ce paysage, derrière, devant, sur les côtés, aussi loin que portait ma vue, était éclairé par d’innombrables lampes. Ce monde sans soleil était aussi chaud et lumineux qu’un paysage italien à midi, mais l’air était moins oppressant, et la chaleur plus agréable. Mais la scène qui s’étendait devant moi n’était pas exempte de signes d’habitation. Je pouvais apercevoir à une certaine distance, que ce soit sur le rivage des lacs et ruisseaux, ou bien à mi-chemin entre deux collines, blottis au milieu de la végétation, des bâtiments qui servaient sans nul doute d’habitation à des hommes. Je pouvais même deviner, bien que fort lointaines, des formes qui me semblaient humaines, et qui se déplaçaient dans le décor. Comme je m’arrêtais pour contempler le paysage, j’aperçus à ma droite ce qui ressemblait à un petit bateau, qui glissait rapidement dans l’air, à la force de voiles en forme d’ailes. Il s’évanouit bientôt dans les ombres d’une forêt. Au-dessus de moi in l’y avait pas de cieux, seulement un toit caverneux. Ce toit semblait s’élever progressivement quand je regardais au loin, jusqu’à devenir imperceptible, une atmosphère brumeuse se formant au-dessous.
Poursuivant mon chemin, je remarquai,--dans un buisson ressemblant à un enchevêtrement d’algues, entremêlé d’arbustes au style de fougères et de plantes à grand feuillage comme ceux des aloès ou des épineux,--un curieux animal approximativement de la taille et à la silhouette de gazelle. Mais lorsqu’après s’être éloignée en quelques bonds, elle se retourna et me regarda avec curiosité, je compris qu’elle n’avait rien de commun avec les espèces de gazelles existant à la surface de la terre, et elle m’évoqua immédiatement le souvenir d’une reconstitution en plâtre d’une espèce d’élan que j’avais vu dans un musée, censé avoir vécu avant le Déluge. La créature paraissait plutôt domestique, et après m’avoir dévisagé un instant, se mit à brouter cette étrange pâture en toute indifférence.
CHAPITRE IV
J’apercevais maintenant le grand bâtiment en entier. Oui, il avait bien été construit par la main de l’homme, et était en partie creusé dans un gros rocher. Au premier regard, j’aurais dit qu’il appartenait à une forme primitive d’architecture égyptienne. Il était orné d’énormes colonnes, posées sur des socles massifs et effilées vers le haut, et de grands motifs que je finis, en m’approchant, par définir comme beaucoup plus ornementaux et gracieux qu’il n’était d’usage dans l’architecture égyptienne.
De la même manière que les motifs corinthiens représentent la feuille d’acanthe, les motifs de ces colonnes représentaient le feuillage de la végétation environnante, certains faisant penser aux aloès, d’autres aux fougères. C’est alors que sortit de ce bâtiment une forme --humaine;--était-elle bien humaine ? Elle se tint droite sur le chemin, regarda autour d’elle, m’aperçut et s’approcha. Lorsqu’elle ne fut plus qu’à quelques mètres, à sa vue, une peur indescriptible s’empara de moi, me clouant au sol. Il me revint en mémoire les images symboliques de Génies ou de Démons que l’on peut voir sur les vases étrusques ou sur les parois des tombes orientales –des images qui empruntent la silhouette de l’homme, et représentent pourtant à une autre race. Il était grand, pas géant, mais presque.
Sa principale enveloppe semblait composée de grandes ailes repliées sur sa poitrine et descendant jusqu’à ses genoux ; pour le reste, il portait une tunique et des guêtres faites de fin matériau fibreux. Il avait sur la tête une sorte de tiare luisante de bijoux, et portait dans sa main droite un long bâton en métal brillant comme de l’acier poli. Mais quel visage ! C’est cela même qui m’inspirait effroi et terreur. C’était un visage d’homme, mais d’un homme bien différent des races terrestres recensées. La description la plus proche de ses traits et de son expression faisait penser à la sculpture du sphinx –si régulière dans sa beauté mystérieuse, intellectuelle et empreinte de calme. Son teint était singulier, se rapprochant davantage de celui des peaux rouges tout en étant différent –une nuance plus riche et plus douce, avec de grand yeux noirs, profonds et brillants, et des sourcils en demi-cercle. Son visage était imberbe ; mais quelque chose d’indescriptible dans son allure, tranquille malgré l’expression, majestueuse malgré les traits, éveillait cet instinct de danger que suscite la vue d’un tigre ou d’un serpent. Je sentais que cette incarnation humaine était douée de forces hostiles à l’homme. Comme il s’approchait, un frisson glacial me parcourut l’échine. Je tombai à genoux et me couvris le visage de mes mains.
CHAPITRE V
Une voix se fit entendre –une voix au timbre doux et très musical –dans une langue que je ne comprenais pas, mais cela eut pour effet de dissiper ma frayeur. Je découvris mon visage et jetai un oeil. L’étranger (il m’était difficile de l’appeler ‘l’homme’) m’examina d’un œil qui semblait lire jusqu’au plus profond de mon coeur. Puis il posa sa main gauche sur mon front, et avec le bâton qu’il tenait dans sa main droite, toucha délicatement mon épaule. L’effet de ce double contact fut comme magique. La terreur que j’éprouvais auparavant fit place à un sentiment de contentement, de joie, de confiance en moi et en l’être qui se trouvait devant moi. Je me levai et commençai à parler dans ma propre langue. Il m’écouta apparemment avec attention, bien que semblant quelque peu surpris ; puis il secoua la tête, comme pour signifier qu’il ne m’avait pas compris. Il me prit par la main et me conduisit en silence vers le bâtiment. L’entrée était ouverte –en réalité il n’y avait pas de porte. Nous entrâmes dans un immense hall, éclairé par le même type de lustres que j’avais vu à l’extérieur, mais diffusant une odeur parfumée. Le sol était composé d’une mosaïque en blocs de métal précieux, partiellement recouvert d’une sorte de tapis tressé à la manière d’un paillasson. Un filet de musique, au-dessus et tout autour de moi, émanait d’instruments invisibles, semblant appartenir naturellement à l’endroit, tout comme le chuintement de l’eau murmurante appartient à un paysage rocheux, et le gazouillis des oiseaux aux bosquets printaniers.
Une silhouette, vêtue plus simplement que mon guide, mais dans le même style, se tenait immobile près du seuil. Mon guide la toucha de son bâton, et elle se mit à glisser rapidement, flottant sans bruit au-dessus du sol. En y regardant bien, je m’aperçus alors que c’était une forme sans vie, celle d’un automate. Au bout de deux minutes il disparut derrière une ouverture sans porte, en partie séparée par des rideaux, à l’autre extrémité du hall, et c’est alors qu’entra à cet endroit un garçon d’environ douze ans, aux traits extrêmement ressemblants à ceux de mon guide, de sorte qu’il m’apparut évident qu’il s’agissait du père et du fils. En me voyant l’enfant poussa un cri, et brandit un bâton comme celui que portait mon guide, en guise de menace. Sur un ordre bref de son père, il l’abaissa. Ils conversèrent alors tous les deux quelque temps, tout en m’examinant pendant leur discussion. L’enfant toucha mes vêtements, et me caressa le visage avec une curiosité évidente, en émettant un son semblable à un rire, mais d’une expression plus contenue que nos éclats de rire. Puis le toit du hall s’ouvrit, et une plate-forme descendit, apparemment construite sur le même modèle que les ‘ascenseurs’ utilisés dans les hôtels et les entrepôts pour passer d’un étage à l’autre. L’étranger et l’enfant prirent place sur la plate-forme, et me firent signe de me joindre à eux, ce que je fis. Nous montâmes rapidement et en toute sécurité, pour nous arrêter au milieu d’un couloir pourvu d’ouvertures des deux côtés.
Par l’une de ces ouvertures, je fus conduit dans une chambre décorée avec un charme oriental extrême ; les murs étaient enchassés de longerons, de métaux, de joyaux bruts ; il y avait des coussins et des divans à profusion ; des ouvertures faisant penser à des fenêtres sans verre, étaient percées dans la chambre, ouvrant sur l’étage ; et alors que je déambulais je remarquais que ces ouvertures débouchaient sur de vastes balcons, qui donnaient sur le paysage lumineux du dehors. Dans des cages suspendues au plafond, des oiseaux aux formes étranges et au plumage brillant, se mirent à chanter en cœur à notre arrivée, entonnant une mélodie semblable à celle de nos rossignols siffleurs. Une délicieuse odeur, provenant d’encensoirs en or ciselés avec art, emplissait l’air. Plusieurs automates, comme celui que j’avais vu, se tenaient immobiles et muets près des murs. L’étranger me fit asseoir à ses côtés sur un divan, me parla de nouveau, et je fis de même, mais sans que nous fassions de quelconques progrès dans la compréhension l’un de l’autre.
Par ailleurs, je commençais à ressentir de manière plus aigüe que cela n’avait d’abord été le cas, les effets du choc dû aux éclats de rocher qui m’avaient frappé.
Je me sentis envahi par un état proche de l’évanouissement, accompagné de douleurs aigües et lancinantes à la tête et dans le cou. Je m’enfonçai dans mon siège, et luttai en vain pour réprimer un gémissement. Voyant cela, l’enfant, qui jusque là avait semblé m’observer avec méfiance ou dégoût, s’agenouilla à côté de moi pour me soutenir ; prenant une de mes mains dans les siennes, il approcha ses lèvres de mon front, et souffla dessus doucement. Passé quelques instants ma douleur disparut, et une sensation de bien-être et de somnolence s’empara de moi ; je m’endormis.
J’ignore combien de temps je suis resté dans cet état, mais lorsque je me réveillai je me sentis parfaitement rétabli. Mes yeux s’ouvrirent sur un groupe de formes silencieuses, assises autour de moi dans la gravité et la quiétude des Orientaux –tous ressemblant au premier étranger ; les mêmes ailes enveloppantes, le même style de vêtements, les mêmes visages de sphinx, aux yeux noirs profonds et au teint de peau rouge ; et surtout, le même type racial –une race apparentée à la nôtre, mais infiniment plus forte en constitution et plus grande d’aspect, et inspirant ce même et inexprimable sentiment de crainte. Pourtant leurs mines étaient agréables, tranquilles, et même bienveillantes dans leur expression. Assez curieusement, il me sembla que c’était précisément dans ce calme et cette bonté que résidait le secret de cette crainte que leur apparence inspirait. Leur visage semblait exempt des rides que le souci et le chagrin, la passion et le pêché gravent sur la figure des hommes, comme le visage des dieux sculptés.
Je sentis la chaleur d’une main sur mon épaule ; c’était celle de l’enfant. Il y avait dans ses yeux une espèce de pitié condescendante et de tendresse, semblable à celle que nous éprouvons lorsque nous regardons souffrir un oiseau ou un papillon. Je me détournai de son toucher –J’évitai de croiser son regard. J’avais vaguement l’impression que, s’il l’avait voulu, l’enfant aurait pu me tuer aussi facilement qu’un homme peut tuer un oiseau ou un papillon. L’enfant sembla peiné de ma répugnance, me laissa et se plaça à côté de l’une des fenêtres. Les autres poursuivaient leur discussion à voix basse, et aux regards qu’ils me lançaient je sentais que j’étais l’objet de leur conversation. L’un d’entre eux en particulier paraissait insister auprès de celui dont j’avais d’abord fait la rencontre, pour faire valoir son point de vue, et ce dernier fit un geste qui semblait signifier qu’il était sur le point d’accepter, lorsque l’enfant quitta brusquement son poste près de la fenêtre, vint se placer entre les autres silhouettes et moi-même, comme pour me protéger, et s’exprima avec passion et volubilité. L’intuition ou l’instinct me dirent que cet enfant que j’avais tant redouté était en train de plaider en ma faveur. Avant qu’il eût fini un autre étranger pénétra dans la pièce. Il paraissait plus âgé que les autres, sans toutefois avoir l’air vieux ; son allure, sensiblement moins sereine que les autres, bien qu’aux traits aussi réguliers, me rappelait davantage l’humanité telle que je la connaissais. Il écouta calmement ce que lui expliquèrent, d’abord mon guide, puis deux autres membres du groupe, et enfin l’enfant ; puis il se retourna et s’adressa à moi, non pas en paroles, mais par signes et gestes. Cette fois-ci je pensais avoir parfaitement compris, et je n’avais pas tort. Je compris qu’il cherchait à savoir d’où je venais. J’étendis alors mon bras et montrai la route que j’avais empruntée depuis le gouffre dans la roche ; puis j’eus une idée. Je sortis mon carnet et dessinai sur une feuille vierge un croquis représentant la saillie dans la roche, la corde, moi-même suspendu à cette corde ; puis la caverne en-dessous, la tête du reptile, la forme sans vie de mon ami. Je remis cette espèce de hiéroglyphe primitif à mon interlocuteur qui, après l’avoir examiné d’un air grave, le tendit à son voisin, et la feuille circula dans le groupe. L’être que j’avais rencontré le premier prononça quelques mots, et l’enfant, qui s’était approché pour regarder mon dessin, hocha la tête comme s’il en saisissait le sens et, s’en retournant près de la fenêtre, déploya ses ailes, les secoua une ou deux fois, puis s’élança à l’extérieur. Surpris, je me levai d’un bond et me précipitai vers la fenêtre. L’enfant était déjà dans les airs, soutenu par ses ailes qu’il n’agitait pas d’avant en arrière comme un oiseau, mais qui se trouvaient au-dessus de sa tête, et semblaient le maintenir fermement dans les airs sans effort apparent de sa part. Son vol semblait aussi rapide que celui d’un aigle ; et je le vis s’approcher du rocher d’où j’étais descendu, dont les contours se dessinaient dans l’intensité de l’atmosphère. Il revint au bout de quelques minutes, se faufilant à travers l’ouverture par laquelle il était sorti, et laissa tomber sur le sol la corde et les mousquetons que j’avais laissés en dessous de l’abîme. Quelques mots à voix basse circulèrent parmi les êtres assemblés : l’un d’eux toucha un automate, qui se mit en mouvement et sortit de la pièce en glissant ; puis le dernier arrivé, qui s’était adressé à moi par signes, seleva, me prit par la main, et m’amena dans le couloir. Là nous attendait la plate-forme par laquelle nous étions montés; nous nous avançames et elle nous descendit au palier immédiatement inférieur. Mon nouveau compagnon, me tenant toujours par la main, me conduisit à l’extérieur du bâtiment, dans une rue (pour ainsi dire), avec des bâtiments de chaque côté, séparés les uns des autres par des jardins à la végétation colorée et aux fleurs étranges. Dans ces jardins, séparés les uns des autres par des murets, ou bien marchant lentement le long de la route, se tenaient de nombreuses formes semblables à celles que j’avais déjà vues. Certains passants, tout en m’observant, s’approchaient de mon guide, l’interrogeant de toute évidence à mon sujet à en juger par leur ton, leur allure et leurs gestes. En peu de temps une foule nous entoura, m’examinant avec intérêt, comme si j’étais une bête sauvage d’une espèce rarissime. Tout en satisfaisant leur curiosité, ils conservaient une attitude grave et courtoise, et après que mon guide eût prononcé quelques mots, apparemment pour protester contre cette entrave à notre passage, ils se retirèrent avec un hochement de tête impressionné, et repartirent d’où ils étaient venus en toute indifférence. Vers le milieu de cette artère nous nous arrêtames devant un immeuble différent de ceux devant lesquels nous étions passés jusqu’alors, en ceci qu’il formait trois côtés d’une vaste cour, aux angles de laquelle s’élevaient de majestueuses tours pyramidales ; dans l’espace situé entre ces côtés, une fontaine circulaire aux dimensions imposantes projetait dans les airs un jet aveuglant de ce qui me parut être du feu. Nous pénétrâmes dans le bâtiment par une entrée ouverte et arrivâmes dans un immense hall, dans lequel se trouvaient plusieurs groupes d’enfants, paraissant tous affairés comme dans une grande usine.
Il y avait une énorme machine en fonctionnement dans le mur, pourvue de roues et de cylindres, ressemblant à nos machines à vapeur mis à part le fait qu’elle était richement décorée de pierres précieuses et de métaux, et qu’un halo dansant de lumière phosphorescent en émanait. La plupart des enfants se livraient à quelque tâche obscure sur ce mécanisme, tandis que les autres étaient assis à des tables. Je n’eus pas le loisir de m’attarder suffisamment longtemps pour déteminer la nature de leur travail. On n’entendait pas une seule voix d’enfant, --pas un seul visage ne se tourna vers nous pour nous regarder. Ils étaient aussi silencieux et indifférents que peuvent l’être des fantômes, au sein desquels les formes vivantes passent inaperçues.
En sortant de ce hall, mon guide me conduisit à travers une galerie dont différentes portions étaient ornées de peintures, dont les couleurs comportaient un mélange doré grossier, comme dans les tableaux de Louis Cranach. Les sujets peints sur ces murs me parurent destinés à illustrer des événements de l’histoire de la race au sein de laquelle j’avais été admis. La plupart de ces personnages avaient un visage similaire à celui des créatures que j’avais vues, mais n’étaient pas toutes vêtues de la même manière, et n’arboraient pas forcément des ailes. J’aperçus également les effigies de divers animaux et oiseaux qui m’étaient totalement étrangers, sur fond de paysage ou d’immeubles. Si tant est que mes connaissances imparfaites en art pictural me permettaient de me forger une opinion, ces peintures avaient l’air extrêmement réalistes et très hautes en couleurs, et dénotaient une parfaite maîtrise des perspectives, mais les détails ne s’accommodaient guère des règles de création observées par nos artistes –nécessitant, entre autres choses, un centre ; de sorte que l’effet créé était vague, diffus, embrouillé et déconcertant –c’était comme les fragments hétérogènes d’un rêve d’artiste.
Nous arrivâmes enfin dans une pièce de taille moyenne, dans laquelle était rassemblée ce qu’on m’informa par la suite être la famille de mon guide, assise autour d’une table apprêtée comme pour un repas. Les êtres ainsi présents s’avérèrent être la femme de mon guide, sa fille et ses deux fils. Je sentis d’instinct la différence entre les deux sexes, bien que les deux femelles soient plus grandes et plus imposantes que les mâles, et que leur allure, aux traits plus anguleux, soit dénuée de cette douceur et de cette timidité d’expression qui font le charme du visage des femmes vivant à la surface de la terre. La femme n’avait pas d’ailes, tandis que la fille en portait de plus longues que celles des hommes.
Mon guide prononça quelques mots, en réaction auxquels toutes les personnes présentes se levèrent, et avec cette affabilité si particulière dans le regard et les manières, que j’avais remarquée précédemment et qui, en fait, constitue l’attribut ordinaire de cette formidable race, me saluèrent selon leur coutume, qui consiste à poser délicatement la main droite sur la tête et à prononcer doucement une monosyllabe sifflante --S Si, l’équivalent de “Bienvenue."
La maîtresse de maison me fit alors asseoir à côté d’elle, et remplit un plateau doré qu’elle posa devant moi.
Alors que je mangeais (et bien que les aliments soient nouveaux pour moi, je m’étonnais davantage de leur finesse que de leur goût étrange), mes compagnons discutaient tranquillement, et, j’eus l’impression, en évitant poliment de faire directement référence à ma personne, et de m’examiner de façon indiscrète. Et pourtant j’étais bien la première créature de l’espèce humaine à laquelle j’appartiens, qui leur avait jamais été donné de voir, aussi me considéraient-ils comme un phénomène pour le moins curieux et anormal. Mais ce peuple ignore la grossièreté, et apprend à ses enfants dès leur plus jeune âge, à ne pas être trop démonstratifs en matière d’émotions. Lorsque le repas fut terminé, mon guide me prit de nouveau par la main et, en repassant par la galerie, toucha une plaque métallique sur laquelle figuraient des signes étranges, et que je devinai à juste titre être une sorte de télégraphe. Une plate-forme descendit nous prendre, mais cette fois-ci nous montâmes bien plus haut que dans le premier immeuble, et nous retrouvâmes dans une pièce de taille moyenne qui, par son apparence générale pouvait sembler plus familière à un visiteur du monde supérieur. Il y avait au mur des étagères portant ce qui ressemblait à des livres, et c’en était bel et bien ; la plupart étaient de taille réduite, comme nos collections losange, avaient la forme de nos volumes, et étaient reliés au moyen de fines feuilles de métal. Par ailleurs étaient éparpillés dans la pièce des éléments bizarres semblant appartenir à quelque mécanisme, servant apparemment de modèles, comme on peut en trouver dans un bureau de développement en mécanique. Quatre automates (des adaptations mécaniques qui, chez ces gens, répondent aux besoins courants de la vie domestique) se tenaient immobiles comme des fantômes aux quatre coins de la pièce. Dans une alcôve se trouvait un lit à peine surélevé, avec des oreillers. Une fenêtre, ses rideaux de matière fibreuse tirés sur les côtés, donnait sur un grand balcon. Mon hôte sortit sur le balcon ; je le suivis. Nous nous trouvions au dernier étage de l’une des pyramides angulaires ; la vue qui nous était offerte était empreinte d’une beauté sauvage et d’une solennité absolument indescriptibles,--les grandes chaînes de montagnes abruptes qui cisaillaient l’arrière-plan, les vallées aux mystiques herbages multicolores, le brillant des cours d’eau dont la plupart faisaient penser à des rivières de flammes rosacées, la sérénité diffusée par les myriades de lampes, se mariaient, formant un ensemble que mes mots seraient bien incapables de décrire de façon appropriée ; c’était tellement magnifique, et si sombre en même temps ; si beau et si affreux.
Mais mon attention fut bientôt détournée de ces paysages inférieurs. En provenance des rues en-dessous, retentit soudain une explosion de musique gaie ; une forme ailée s’éleva dans l’espace ; une autre, semblant poursuivre la première, puis une autre, et encore une autre ; puis tant d’autres, jusqu’à ce qu’une foule se forme et qu’il devienne impossible de les compter. Mais comment rendre la grâce fantastique de ces formes dans leurs mouvements d’ondulation ! Ils paraissaient s’adonner à quelque divertissement ; formant des escadrons face à face ; se dispersant ; puis chaque groupe suivant le précédent, s’élevant, redescendant, s’entrelaçant, se détachant ; tout cela au rythme de la musique qui montait de la rue, comme dans la danse du légendaire Peri.
Je me retournai vers mon hôte, à la fois ému et émerveillé. Je me risquai à poser la main sur les grandes ailes pliées qui reposaient sur sa poitrine, et ce faisant un léger soubresaut, comme électrique, me traversa. Effrayé, je m’écartai ; mon hôte sourit et , comme pour satisfaire ma curiosité, déploya lentement ses ailerons. Je me rendis compte que son vêtement en-dessous se dilatait comme une vessie qui se remplit d’air. Ses bras semblèrent coulisser dans ses ailes, et un instant plus tard il s’élança dans l’atmosphère lumineuse, pour y planer, toutes ailes dehors, comme un aigle qui se dore au soleil. Puis, aussi rapidement qu’un aigle fond sur sa proie, il piqua en direction de l’un des groupes, s’y mêla, et remonta tout aussi soudainement. Sur ces entrefaites, trois formes, parmi lesquelles je crus reconnaître la fille de mon hôte, se détachèrent des autres, et le suivirent à la manière d’un oiseau poursuivant un congénère. Mes yeux, éblouis par les lumières et fatigués par la densité de la foule, cessèrent un instant de suivre les arabesques et les évolutions de ces camarades ailés, jusqu’à ce que mon hôte surgisse de la foule et se pose à mes côtés.
Le caractère étrange de tout ce que j’avais vu commença alors à agir sur mes sens ; mon esprit se mit à divaguer. Bien que peu enclin jusqu’ici à la superstition, pas plus qu’à croire que l’on puisse entrer en communication physique avec les démons, je ressentis la terreur et la surexcitation que devaient ressentir les voyageurs médiévaux convaincus d’avoir assisté à un sabbat de démons ou de sorcières. J’ai le vague souvenir d’avoir tenté, par de grand gestes, des formes d’exorcisme et des cris incohérents, de repousser mon hôte indulgent et courtois ; de sa patience et de ses efforts pour me calmer et m’apaiser ; de son intelligence à comprendre que mon effroi et ma confusion avaient été provoqués par la différence de forme et de mouvement entre nos deux races, et que les ailes qui avaient suscité mon étonnement et ma curiosité, une fois en mouvement, avaient rendu cette réalité beaucoup plus forte et perceptible ; de son sourire délicat lorsqu’il avait cherché à dissiper ma peur en faisant tomber ses ailes par terre et en m’expliquant qu’il ne s’agissait que d’un procédé mécanique. Cette brusque transformation ne fit qu’augmenter ma terreur et, la peur extrême s’extériorisant souvent par une audace extrême, je lui sautai à la gorge comme une bête sauvage. En une fraction de seconde, je fus projeté à terre comme par une secousse électrique, et les dernières images qui me restent de cette scène avant que ne perde connaissance, sont la forme de mon hôte agenouillé à côté de moi, une main sur mon front, et le beau visage calme de sa fille, ses grands yeux profonds et insondables fixés sur moi. …/…
CHAPITRE VI
Je suis resté dans cet état d’inconscience, m’apprit-on plus tard, pendant de longues journées, et même plusieurs semaines, selon notre estimation du temps. Lorsque je repris mes esprits, je me trouvais dans une pièce étrange, mon hôte et toute sa famille rassemblés autour de moi, et à ma plus vive surprise la fille de mon hôte s’adressa à moi dans ma propre langue bien qu’avec un léger accent étranger.
"Comment te sens-tu?" demanda-t-elle.
Cela prit quelque temps avant que je ne revienne de mon étonnement et que je balbutie, "Tu connais ma langue ? Comment ? Qui es-tu ?"
Mon hôte sourit et fit un signe à l’un de ses fils, qui prit immédiatement sur une table de fines feuilles métalliques sur lesquelles avaient été tracés plusieurs dessins –une maison, un arbre, un oiseau, un homme, etc…
Dans ces représentations je reconnus mon propre style pictural. Sous chaque dessin était écrit le nom correspondant, dans ma langue et avec mon écriture ; et en dessous, cette fois dans une autre écriture, un mot qui m’était étranger.
Mon hôte déclara, "C’est comme cela que nous avons commencé ; et ma fille Zee, qui est membre du Collège des Sages, a été ton professeur ainsi que le nôtre."
Zee plaça alors devant moi d’autres feuilles métalliques sur lesquelles, dans mon écriture, des mots, puis des phrases, étaient inscrits. Sous chaque mot et chaque phrase se trouvaient d’étranges caractères écrits par une autre main. Rassemblant mes esprits, je compris alors qu’un dictionnaire primitif avait été réalisé. Cela avait-il été fait alors que je rêvais ? "Ca suffit maintenant," ordonna Zee,. "Repose-toi et rassasie-toi."
CHAPITRE VII
Une chambre me fut réservée dans ce vaste édifice. Elle était arrangée très joliment et de manière presque fantastique, quand bien même la splendeur issue du travail des métaux et des pierres précieuses que j’avais pu rencontrer dans la plupart des lieux publics, en était exempte. Différentes sortes de nattes faites à partir de tiges et de fibres de plantes, étaient accrochées aux murs, et le sol en était également tapissé.
Le lit ne comportait pas de rideaux, et ses supports en fer reposaient sur des boules de cristal ; les couvertures étaient faites d’une fine substance blanche évoquant le coton. Sur diverses étagères reposaient des livres. Dans une alcôve derrière un rideau, se trouvait une volière pleine d’oiseaux chanteurs, parmi lesquels je ne reconnaissais aucune espèce terrestre, mis à part une magnifique espèce de colombe, à la différence toutefois que celle-ci arborait une huppe de plumes bleutées. Tous ces oiseaux avaient été entraînés à chanter de manière harmonieuse, et leur talent dépassait largement celui de nos pinsons siffleurs, qui entonnent rarement plus de deux mélodies et qui, à ma connaissance, sont incapables de les chanter de concert. En écoutant les mélodies de cette volière, on aurait facilement pu se croire à l’opéra. Il y avait des duos, des trios, des quartettes et des chœurs, arrangés comme dans un morceau de musique. Pour faire taire ces oiseaux ? Il me suffisait de recouvrir la volière d’un rideau, pour que leur chant s’arrête dès qu’ils se retrouvaient dans le noir. Une autre ouverture formait une fenêtre, mais non vitrée ; en actionnant un ressort, un volet montait du plancher, constitué d’une substance moins transparente que le verre, mais suffisamment diaphane pour permettre de distinguer la scène au dehors. Cette fenêtre donnait sur un balcon, ou plutôt un jardin suspendu, sur lequel poussaient des plantes gracieuses et des fleurs magnifiques. L’appartement et ses dépendances avaient ainsi, en dépit de leurs étranges particularités, un caractère d’ensemble assez conforme à la notion moderne du luxe, et auraient suscité une vive admiration s’ils avaient été annexés aux appartements d’une duchesse anglaise ou d’un auteur français à la mode. Avant ma venue c’était la chambre de Zee ; son sens de l’hospitalité avait voulu qu’elle me la réserve.
Quelques heures après le réveil décrit dans mon dernier chapitre, je demeurais étendu seul sur mon lit à rassembler mes pensées sur la nature et l’origine du peuple dans lequel j’avais atterri, lorsque mon hôte et sa fille Zee pénétrèrent dans la pièce. Mon hôte, toujours dans ma langue, me demanda avec beaucoup de douceur si je souhaitais avoir une conversation avec eux, ou si je préférais rester seul. Je répondis que je serais très honoré de pouvoir saisir cette opportunité pour exprimer toute ma gratitude quant à l’hospitalité et aux marques de civilité dont j’avais été l’objet dans un pays qui m’était étranger, et pour en apprendre davantage sur leurs us et coutumes de manière à éviter de les offenser par ignorance.
Tout en parlant, je m’étais levé de mon lit ; mais Zee, sans que je comprenne pourquoi, m’ordonna brièvement de me recoucher, et quelque chose dans sa voix et ses yeux, aussi doux soient-ils, me forçait à l’obéissance. Puis elle s’asseya avec détachement au pied de mon lit, tandis que son père prenait place sur un divan un peu plus loin.
"De quelle partie du monde venez-vous," demanda mon hôte, "pour que nous paraissions si étranges à vos yeux, et réciproquement ? J’ai vu des spécimens de pratiquement toutes les races, mis à part les sauvages primitifs qui vivent dans les endroits les plus inhospitaliers et les plus reculés, qui ne connaissent pas d’autre lumière que celle qu’ils obtiennent des feux volcaniques, et qui évoluent à tâtons dans les ténèbres, rampant et fuyant la civilisation. Mais vous ne pouvez bien évidemment pas faire partie de l’une de ces tribus barbares, pas plus d’ailleurs que vous ne semblez appartenir à un peuple civilisé."
Je me sentis quelque peu vexé par cette dernière remarque, et répondis que j’avais l’honneur de faire partie de l’une des nations les plus civilisées de la terre ; et que, pour ce qui concernait la lumière, bien qu’admirant l’ingéniosité et le caractère dispendieux avec lesquels mon hôte et ses compatriotes avaient réussi à illuminer ces régions vierges des rayons du soleil, je ne concevais pas que quiconque ayant déjà connu la lumière naturelle des cieux puisse comparer sa pureté aux éclairages artificiels inventés pour les besoins de l’homme. Mais mon hôte déclara qu’il avait vu des spécimens de la plupart des autres races, à part les misérables barbares qu’il avait mentionnés. Ainsi, était-il possible qu’il n’ait jamais mis les pieds à la surface de la terre, et qu’il ne se réfère qu’aux seules communautés prisonnières de ses entrailles ?
Mon hôte resta quelque temps silencieux ; sous son apparente contenance perçaient les signes d’une surprise que les membres de ce peuple ne manifestent que très rarement et ce quelles que soient les circonstances. Mais Zee se montra plus lucide, et s’exclama, "Tu vois bien, père, qu’il y a du vrai dans l’ancienne tradition ; dans chaque tribu et à n’importe quelle époque, les traditions recèlent toujours leur part de vérité."
"Zee," dit doucement mon hôte, "tu fais partie du Collège des Sages, et à ce titre tu es plus instruite que je ne le suis ; cependant, en tant que chef du Conseil de Préservation de la Lumière, il est de mon devoir de ne rien considérer pour acquis qui n’ait été prouvé à mes propres sens." Puis, se retournant vers moi, il me posa plusieurs questions sur la surface de la terre et les corps célestes ; mais bien que je me sois efforcé de répondre en utilisant au maximum mes connaissances, mes réponses ne parurent guère le satisfaire et encore moins le convaincre. Il secoua la tête sans bruit et, changeant de sujet très abruptement, me demanda comment j’avais fait pour passer de ce qu’il se plaisait à appeler ‘d’un monde à l’autre’. Je répondis que sous la surface de la terre, il y avait des mines contenant des minéraux, ou des métaux, essentiels à nos besoins et aux progrès de nos arts et industries ; je lui expliquai alors brièvement la façon dont mon infortuné camarade et moi-même, alors que nous explorions l’une de ces mines, avions réussi à apercevoir les régions vers lesquelles nous étions ensuite descendus, et comment cette descente avait coûté la vie de mon ami ; et je me référai à la corde et aux crochets que l’enfant avait rapportés à la maison dans laquelle j’avais tout d’abord été reçu, en gage de la véracité de mon histoire.
Mon hôte entreprit alors de m’interroger sur les coutumes et le mode de vie des races de la surface de la terre, plus précisément celles supposées être les plus évoluées de cette civilisation, dans ce qu’il se plaisait à définir comme “l’art de diffuser dans une communauté le bonheur tranquille qui émane d’une économie domestique vertueuse et bien organisée”. Naturellement, désireux de dépeindre d’une manière favorable le monde dont j’étais originaire, j’écornai légérement et avec indulgence les institutions vieillissantes de l’Europe, pour mettre l’emphase sur l’actuelle grandeur et la suprématie naissante de la glorieuse République Américaine, dans laquelle l’Europe envieuse puise son modèle, dans la crainte de son déclin inéluctable. Prenant comme exemple de la vie sociale aux Etats-Unis cette ville à la pointe du progrès, je me lançai dans une description colorée des coutumes morales de New York. Peiné de constater, à en juger par l’expression de mon auditoire, que cela n’avait pas l’effet positif espéré, je tentai d’élever le débat ; en m’attardant sur l’excellence des institutions démocratiques, l’accession au bonheur tranquille grâce au régime des partis, la façon dont ils diffusaient ce bonheur à travers la communauté en préférant, pour l’exercice du pouvoir et l’accession aux honneurs, les citoyens les plus modestes en termes de propriété, d’éducation et de personnalité. Me rappelant à point nommé la fatuité d’un discours sur l’influence purificatrice de la démocratie américaine et de son extension à travers le monde, prononcé par un sénateur éloquent (auquel une Compagnie de Chemins de Fer, pour laquelle mes deux frères travaillaient, n’avait versé que 20.000 dollars contre son vote au Sénat), je terminai en reprenant son évocation du futur rayonnant qui attendait l’humanité – lorsque le drapeau de la liberté flotterait sur un continent tout entier, et que deux millions de citoyens avisés, habitués depuis leur plus tendre enfance à l’usage quotidien des revolvers, iraient répandre dans un univers craintif la doctrine du Patriote Monroe.
Après que j’eus conclu, mon hôte hocha poliment la tête, et se plongea dans ses pensées, nous faisant signe à sa fille et moi-même de rester silencieux pendant qu’il réfléchissait. Après quelques instants il déclara, d’un ton très grave et solennel, "Si vous pensez, comme vous le dites, que bien qu’étant étranger, moi-même et les miens vous ayons témoigné de la bonté, je vous conjure de ne rien révéler à quelque membre de notre peuple que ce soit, au sujet du monde dont vous venez, à moins que je ne vous en donne l’autorisation expresse. Consentez-vous à cette requête?"
"Bien sûr que je m’y engage," répondis-je, quelque peu étonné ; et je tendis ma main droite afin de serrer la sienne. Mais il prit ma main et la plaça doucement sur son front, tout en posant sa main droite sur ma poitrine, ce qui constitue chez cette race la coutume en matière de promesses ou d’engagements verbaux. Se retournant vers sa fille, il dit, "Et toi, Zee, tu ne répéteras à personne ce que nous a dit, ou ce que pourra nous dire l’étranger, au sujet d’un autre monde que le nôtre." Zee se leva et embrassa son père sur les tempes, déclarant dans un sourire, "Je serai muette comme une tombe, et l’amour m’y aidera. Et si toi mon père, tu crains qu’un simple mot de ma part ou de la tienne puisse exposer notre communauté au danger, en raison du désir d’explorer ce monde au-delà du nôtre, ne pourrions-nous pas utiliser une onde de vril, correctement impulsée, pour effacer de notre mémoire ce que l’étranger nous a raconté ?"
“Qu’est-ce que le vril?” demandai-je.
Là-dessus Zee entra dans une explication à laquelle je ne compris pratiquement rien, pour la bonne et simple raison qu’il n’existe aucun mot dans quelque langue que je connaisse, qui soit un synonyme correct de ‘vril’. Je serais tenté de l’appeler électricité, sauf que le vril englobe dans ses multiples ramifications d’autres forces de la nature qui, dans notre nomenclature scientifique, reçoivent des appellations différentes, comme le magnétisme, le galvanisme, etc…. Ces gens considèrent qu’avec le vril ils sont arrivés à une union des énergies naturelles, ébauchée dans l’esprit de nombreux philosophes à la surface de la terre, que Faraday décrit ainsi, sous le terme plus prudent de corrélation : --
"J’ai longtemps pensé," déclare cet illustre scientifique, "et cela est pratiquement devenu une conviction que je partage certainement avec bien d’autres amoureux de la connaissance naturelle, que les différentes formes sous lesquelles les forces de la matière se manifestent ont une origine commune ; ou, en d’autres termes, qu’elles sont directement liées et interdépendantes, qu’elles peuvent être transformées les unes dans les autres, et que leur pouvoir d’action est d’égale puissance."
Ces philosophes souterrains prétendent que, par une opération du vril, que Faraday qualifierait peut-être de ‘magnétisme atmosphérique’, ils peuvent influencer les variations de température – en termes simplifiés, le climat ; et que par le biais d’autres opérations, apparentées à l’hypnose, à l’électro-biologie, à la force odique, mais appliquées scientifiquement au moyen de conducteurs de vril, ils peuvent exercer une influence sur les esprits et les masses animales et végétales, à un point dépassant l’imagination des romans de nos mystiques. Indistinctement, toutes ces énergies reçoivent le nom de vril. Zee me demanda si, dans mon monde, on savait que les facultés de l’esprit pouvaient être stimulées à un degré inaccessible à l’état conscient, par transe ou sous forme de vision, de sorte que les pensées d’un cerveau puissent être transférées à un autre, et la connaissance ainsi échangée. Je répondis qu’en effet, de telles histoires de transe et de visions circulaient, et que j’avais beaucoup entendu parler de la façon dont ces états étaient artificiellement suscités, comme dans la clairvoyance hypnotique ; mais que ces pratiques étaient tombées en désuétude et souffraient d’une mauvaise image, en partie à cause des impostures dont elles avaient été à l’origine, mais aussi, quand bien même elles produisaient réellement des effets sur certaines personnes, parce qu’un examen attentif et une analyse de ces effets démontraient que leur message n’était pas toujours fiable, qu’il n’était pas possible d’en tirer d’application concrète, et que la superstition qu’ils tendaient à induire dans les esprits crédules les rendaient dangereux. Zee recueillit mes réponses avec une attention bienveillante, et déclara qu’ils avaient connu des cas semblables d’abus et de crédulité, à l’époque des balbutiements de leur connaissance scientifique, lorsque les propriétés du vril avaient été mal utilisées, mais qu’elle développerait ce sujet lorsque je serais mieux outillé pour pouvoir l’appréhender. Elle se contenta d’ajouter, que c’était sous l’effet du vril, lorsque j’avais basculé dans un état de transe, qu’on m’avait inculqué les rudiments de leur langue ; et que son père et elle-même, les seuls de la famille à avoir assisté à l’expérience, avaient acquis, à l’inverse, une plus grande connaissance de ma langue que moi de la leur ; en partie parce que ma langue était beaucoup plus simple que la leur, comprenant notamment beaucoup moins d’idées complexes ; et en partie parce que leur structuration psychique, au sens héréditaire, les rendait plus malléables et plus aptes que moi, à acquérir des connaissances nouvelles. Je fis silencieusement objection à ce jugement ; ayant eu le loisir d’affûter mes esprits au cours d’une vie pleine de rebondissements, que ce soit chez moi ou bien au cours de voyages, je ne pouvais accepter que ma structure cérébrale puisse être moins performante que celle de gens qui n’avaient connu au cours de leur existence que la lumière artificielle. Mais alors que je pensais cela, Zee pointa doucement son index en direction de mon front et me plongea de nouveau dans le sommeil.
CHAPITRE VIII
Lorsque je m’éveillais à nouveau je vis au chevet de mon lit l’enfant qui avait ramené la corde et les crochets à la maison où j’avais été reçu à l’origine, et qui, j’appris plus tard, n’était autre que la résidence du président du tribunal de la tribu. L’enfant, qui répondait au nom de Taë (prononcer Tar-**), était le fils aîné du magistrat. Je me rendis compte qu’à l’occasion de mon dernier somme j’avais beaucoup progressé dans la langue du pays, et que j’étais en mesure de converser avec facilité et presque couramment.
Cet enfant était d’une beauté remarquable par rapport au standard de cette belle race à laquelle il appartenait, d’un aspect très mûr et très viril pour son âge, et avait des traits davantage empreints de vivacité et d’énergie que ceux des hommes sereins et imperturbables que j’avais vus jusque là. Il m’apporta la tablette sur laquelle j’avais esquissé le trajet de ma descente, ainsi que la tête de l’horrible reptile qui m’avait terrifié auprès du cadavre de mon ami. Tout en montrant cette partie du dessin, Taë me posa quelques questions quant à la taille et à l’aspect du monstre, et à la caverne ou au gouffre dont il avait surgi. Son intérêt pour mes réponses semblait si profond qu’il prenait momentanément le pas sur la curiosité que je pouvais susciter. Mais à ma grande gêne, s’apercevant manifestement que j’étais lié à mon hôte par une promesse de confidentialité, il commençait à me demander d’où je venais, lorsque par chance, Zee entra dans la pièce et, comprenant ce dont il était question, déclara, "Taë, donne à notre invité toutes les informations qu’il souhaite, mais n’en exige aucune en retour. Lui demander qui il est, d’où il vient, et pour quelle raison il est ici, constituerait une infraction à la loi qui prévaut dans cette maison par décision de mon père."
"Qu’il en soit ainsi," répondit Taë, pressant sa main sur son cœur ; et depuis cet instant, jusqu’au moment où je le vis pour la dernière fois, cet enfant avec lequel je devins très proche, ne me posa plus jamais l’une de ces questions interdites.
CHAPITRE IX
Cela prit quelque temps, transe après transe, si on peut les appeler ainsi, et il fallut que mon esprit soit mieux préparé à échanger des idées avec mes hôtes, et à appréhender plus profondément des différences d’usages et de coutumes dont la singularité avait tout d’abord trop chamboulé mes sens pour que ma raison puisse s’y pencher, avant que je puisse être initié aux origines et à l’histoire de ce peuple souterrain, membre d’une importante famille raciale, celle des Ana.
Selon les traditions originelles, les lointains ancêtres de cette race vivaient jadis dans un monde situé au-dessus de celui dans lequel s’établirent leurs descendants par la suite. Divers mythes sur ce monde originel étaient toujours conservés dans les archives, et parmi eux, la légende d’une voûte illuminée sans aucune intervention humaine. Mais de telles légendes étaient considérées par la plupart des commentateurs comme des fables allégoriques. La terre elle-même, à l’époque à laquelle remontent ces traditions, n’était pas au début de sa création, mais dans les affres de la mutation d’une forme de développement vers une autre, soumise à de violentes révolutions de l’univers. Lors de l’une de ces révolutions, la région du monde supérieur habitée par les ancêtres de cette race fut victime d’inondations, pas fulgurantes, mais progressives et incontrôlables, au cours desquelles tous hormis quelques rares rescapés, furent submergés et périrent. Il n’est pas ici question de savoir si ceci est une trace de notre Déluge historique sacré, ou de quelque phénomène antérieur réfuté par les géologues ; cependant, si l’on se réfère à la chronologie de ce peuple comparativement à celle de Newton, cela se serait passé plusieurs millénaires avant l’ère de Noë. Par ailleurs, le récit de ces narrateurs ne concorde pas avec la thèse la plus répandue dans le milieu de la géologie, en ce sens que l’apparition d’une race humaine à la surface de la terre serait advenue bien avant l’époque à laquelle la structure terrestre passe pour avoir été propice à l’apparition des premiers mammifères. Un groupe de rescapés de cette race infortunée, décimée par le Déluge, avait trouvé refuge pendant la montée des eaux, dans des cavernes situées dans des rochers en altitude, et en errant dans les galeries, finirent par perdre de vue à tout jamais le monde supérieur. En réalité, toute la surface de la terre avait été ravagée par le Déluge, la terre était devenue mer et la mer, terre. Encore maintenant, j’appris que dans les entrailles de la terre, on pouvait découvrir en guise de preuve des vestiges d’habitations humaines – non pas de cabanes et d’habitations dans les cavernes, mais de grandes villes dont les ruines témoignent du degré de civilisation de races qui prospérèrent avant l’ère de Noë, et qu’il est impossible de confondre avec le genre humain auquel la philosophie attribue l’usage du silex et l’ignorance du fer.
Les fugitifs avaient conservé la connaissance des arts qu’ils avaient pratiqués à la surface de la terre – arts, culture et civilisation. Très vite, ils ressentirent le besoin de retrouver sous terre la luminosité qu’ils avaient abandonnée plus haut ; à aucun moment, même à l’ère traditionnelle, l’art d’extraire la lumière des gaz, du manganèse ou du pétrole, n’avait semblé étranger à ce peuple, dont la race au sein de laquelle je demeurais formait une tribu. Ils avaient été confrontés, dès leur état primitif, à la rudesse des forces de la nature ; et en effet, la longue bataille qu’ils avaient menée contre l’Océan tout puissant, dont le déroulement avait pris plusieurs siècles, avait développé leur capacité à contrôler les eaux au moyen de digues et de canaux. C’est à ce talent particulier qu’ils devaient leur survie dans leur territoire d’adoption. “Pendant de nombreuses générations,” m’expliqua mon hôte avec une sorte de mépris et d’horreur mélangés, “on raconte que ces ancêtres primitifs ont écourté leur espérance de vie en s’abaissant à manger la chair des animaux, dont de nombreuses espèces, tout comme eux, avaient échappé au Déluge, et cherchaient refuge dans les entrailles de la terre ; et d’autres espèces animales, supposées inconnues dans le monde supérieur, naquirent et se développèrent dans ces gouffres et ces cavernes.”
Lorsque ce que nous pouvons qualifier d’ère historique émergea des décombres de l’ère traditionnelle, les Ana avaient déjà fondé plusieurs communautés, et avaient atteint un degré de civilisation très voisin de celui dont jouissent actuellement les nations les plus avancées à la surface de la terre. Ils maîtrisaient la plupart de nos inventions mécaniques, y compris les applications de la vapeur et des gaz. Les communautés se livraient entre elles à une âpre compétition. Elles avaient leurs riches et leurs pauvres ; leurs orateurs et leurs conquérants ; elles faisaient la guerre soit pour un territoire, soit pour imposer une idée. Bien que les différents états connaissaient des formes de gouvernement multiples, les institutions libres commençaient à prendre le pas ; les rassemblements populaires prenaient de l’importance ; les républiques se généralisèrent bientôt ; mais les groupes Ana les plus évolués, auxquels appartenait la tribu dans laquelle je me trouvais, considéraient la démocratie à laquelle les politiciens européens les plus éclairés aspirent en tant que but ultime du progrès politique, et qui était toujours de mise parmi les autres races souterraines, celles qualifiées de barbares, comme l’un des premiers pas, basique et erroné, de l’histoire de la science politique. C’était l’époque de l’envie et de la haine, des passions sauvages, des changements sociaux plus ou moins violents, de la lutte des classes, des guerres entre états voisins. Cette phase sociale couvrit plusieurs ères, et s’acheva avec la découverte progressive, au sein des populations plus nobles et intellectuelles, des pouvoirs latents que recèle le fluide tout puissant qu’ils nomment Vril.
Selon le récit de Zee, qui, en tant que professeur émérite du Collège des Sages, avait étudié ce sujet plus assidûment que n’importe quel autre membre de sa famille, le contrôle de ce fluide conduit à la maîtrise totale de la matière, animée ou non. Il peut détruire comme la foudre ; mais, utilisé différemment, il peut régénérer ou fortifier, guérir et conserver, d’ailleurs ce fluide est leur principal remède pour soigner la maladie, ou plutôt pour permettre à l’organisme physique de rétablir le nécessaire équilibre de ses pouvoirs naturels, et ainsi s’auto-guérir. Ce fluide leur permet de se frayer un chemin au cœur des substances les plus solides, et d’ouvrir des vallées fertiles à travers les rochers de leur immensité désertique. Ils en tirent la lumière qui rend possible le fonctionnement de leurs lampes, grâce à ses propriétés particulières, tout à tour plus ferme, plus malléable, plus sain que n’importe quel autre matériau inflammable qu’ils utilisaient avant.
La supposée découverte de la maîtrise du vril eut une influence tout simplement remarquable sur l’organisation sociale. Au fur et à mesure que cette connaissance se démocratisa, la lutte entre les guerriers du vril cessa, du simple fait que le degré de perfection qu’ils avaient atteint dans l’art de la destruction, leur permettait de réduire à néant toute menace, qu’elle soit supérieure en nombre, en discipline ou en art militaire. Le feu émanant d’une baguette dirigée par la main d’un enfant, pouvait avoir raison de la plus imposante des forteresses, ou pourfendre toute une armée en ordre de bataille. Et lorsqu’une armée se voyait confrontée à une autre armée disposant elle aussi de la maîtrise du vril, aucune ne pouvait triompher. L’âge guerrier se termina donc, et avec la fin de la guerre d’autres effets apparurent, exerçant une influence manifeste sur la sphère sociale. L’homme était tellement devenu à la merci de l’homme, chacune de ses rencontres étant en mesure de le tuer instantanément si elle le désirait, que la notion de gouvernement par la force disparut progressivement des systèmes politiques et des ensembles de lois. Bien sûr, c’est quand même par la force que d’importantes communautés, éparpillées sur de longues distances, restaient ensemble, mais il n’y avait plus, ni cet instinct de conservation, ni cet orgueil qui pousse un état à vouloir s’agrandir pour que sa population soit supérieure à celle du voisin.
C’est ainsi qu’en quelques générations, les inventeurs du Vril se répartirent en communautés de taille plus réduite. La tribu dans laquelle j’avais atterri se limitait à 12.000 familles. Chaque tribu occupait un territoire suffisant à ses besoins, aussi, le cas échéant, la population excédentaire émigrait-elle afin de chercher un territoire où s’établir. Il n’était pas nécessaire de désigner ces émigrants de façon arbitraire ; il y avait toujours suffisamment de volontaires.
Tous ces micro-états appartenaient en réalité à une seule grande famille. Ils parlaient la même langue, même si leurs dialectes comportaient de légères différences. Les mariages mixtes entre deux états étaient courants ; ils respectaient les mêmes lois, avaient les mêmes coutumes ; et bien sûr, la connaissance et la maîtrise du Vril constituaient un lien tellement important entre ces communautés, que le mot A-Vril était synonyme de civilisation ; et Vril-ya, signifiant “les Nations Civilisées”, était le nom usuel par lequel les communautés utilisant le vril se différenciaient de ces groupes d’Ana restés au stade barbare.
Le gouvernement de la tribu de Vril-ya où je me trouvais était très complexe en apparence, et très simple en réalité. Il était basé sur un principe peu mis en pratique sur terre, bien que reconnu en théorie, à savoir que l’objectif de tous les systèmes de pensée philosophique tend à la réalisation de l’unité, ou au cheminement, à travers les différents labyrinthes, vers la simplicité d’une cause ou d’un principe unique. Ainsi en politique, même des écrivains républicains ont admis qu’une autocratie bienveillante constituerait le meilleur système de gestion, s’il existait des garanties quant à sa continuité, et contre l’abus progressif des pouvoirs qui lui sont accordés. Cette singulière communauté procéda donc à l’élection d’un magistrat suprême appelé Tur ; sa fonction lui était conférée à vie, mais il était rare qu’on puisse le convaincre de rester en poste après l’apparition des premiers signes de vieillesse. Il n’y avait rien en effet dans cette société, qui soit de nature à inciter ses membres à convoiter les charges honorifiques. Aucune marque de considération, aucune décoration ou insigne particulier n’y étaient rattachées. Le magistrat suprême ne se distinguait pas du reste de la population par un logement ou un revenu supérieur. Par ailleurs, ses obligations étaient remarquablement simples et légères, et ne faisaient appel à aucun degré d’intelligence ou savoir particulier. De par l’absence de risques de guerre, il n’y avait pas d’armée à entretenir ; le gouvernement ne se faisant pas par la force, il n’y avait pas davantage de police à recruter et à diriger. Ce que nous appelons le crime était absolument inconnu chez les Vril-ya ; ainsi il n’y avait pas de tribunaux de justice criminelle. Les rares instances en charge de la justice civile procédaient par la médiation d’amis choisis par chaque partie, ou nommés par le Conseil des Sages, dont nous ferons ultérieurement la description. Il n’existait pas d’avocats professionnels ; d’ailleurs leurs lois n’étaient faites que de conventions amiables, étant donné l’impossibilité de faire respecter la loi à un contrevenant qui, dans son bâton, disposait du pouvoir de détruire ses juges. Il y avait des usages et des règles à observer auxquelles le peuple s’était tacitement habitué au fil des âges ; et si un individu éprouvait trop de difficultés à s’y conformer, il quittait de lui-même la communauté pour émigrer. On retrouvait en fait dans cette société le même type de contrat qui existe au sein de nos familles, par lequel nous faisons clairement comprendre à tout membre adulte de la famille que nous hébergeons et nourrissons, que s’il désire rester, il se doit d’adopter nos usages et nos règles. Bien qu’il n’existe pas de loi au sens de celles que nous connaissons, aucune race sur terre n’est aussi respectueuse des lois. Le respect de la règle adoptée par la communauté est véritablement devenu une seconde nature chez ces peuples. Dans chaque habitation, le chef de famille établit un règlement qui ne fait l’objet d’aucune forme de résistance ni même de chicanerie de la part des autres membres de la famille. Ils ont un proverbe, dont la concision apparaît dans cette paraphrase, “Pas de bonheur sans ordre, pas d’ordre sans autorité, pas d’autorité sans unité.” La modération de leur gouvernement transparaît dans les idiomes qu’ils utilisent en lieu et place de termes tels qu’illégal ou interdit, par exemple “Nous vous prions de ne pas faire ceci ou cela.” Les Ana ne connaissent pas davantage la pauvreté que le crime ; non pas que la propriété y soit collective, ni même que tous possèdent autant de biens ou un logement d’égale valeur et superficie : mais plutôt en raison de l’absence de distinction entre les différents degrés de richesse ou les choix professionnels, chacun poursuivant ses propres buts sans pour autant susciter la jalousie et la rivalité ; certains adoptant un style de vie modeste, d’autres préférant le luxe ; chacun étant heureux de sa condition. De par l’absence de compétition, et les limites fixées à l’accroissement de population, il est difficile qu’une famille connaisse la misère ; il n’y a pas de spéculations risquées, pas d’intrigants visant le pouvoir et l’enrichissement à tout crin. Bien sûr, à l’origine de chaque établissement, tous les colons bénéficiaient d’une distribution équitable de la terre, mais certains, plus audacieux que les autres, avaient étendu leurs possessions aux contrées sauvages voisines, avaient augmenté le rendement de leurs terrains, ou s’étaient lancés dans le commerce. Ainsi, inévitablement, certains s’étaient enrichis, mais d’un autre côté personne n’était devenu nécessiteux au point de ne pouvoir assouvir ses besoins. Le cas échéant, il pouvait toujours émigrer, et même, dans le pire des cas, sans honte aucune et avec la certitude d’être aidés, faire appel aux riches ; car tous les membres de la communauté se considéraient comme des frères au sein d’une famille unie. Vous trouverez plusieurs exemples et anecdotes dans ce domaine au cours de mon récit.
La tâche principale du magistrat suprême consistait à communiquer avec certains services chargés de l’administration de points particuliers, le plus important d’entre eux étant sans aucun doute l’approvisionnement en lumière. Mon hôte, Aph-Lin, était le chef de ce service. Un autre service, que l’on pourrait qualifier d’étranger, gérait les relations avec les états apparentés voisins, essentiellement dans le but de se tenir informé des inventions et progrès technologiques ; ceux-ci étant soumis à un troisième service chargé des essais. Le Collège des Sages travaillait en liaison étroite avec ce service – un collège surtout recherché par les Ana qui étaient veufs ou sans enfants, et par les jeunes femmes célibataires, parmi lesquelles Zee était la plus active et, si tant est que le renom ou les distinctions soient des critères reconnus par ce peuple (ce qui n’est point le cas, comme je le démontrerai ultérieurement), l’une des membres les plus éminentes ou distinguées. C’est d’ailleurs par les Professeurs féminins de ce Collège que les études jugées d’importance secondaire dans la vie de tous les jours – comme la philosophie purement spéculative, l’histoire des âges lointains, et certaines sciences telles que l’entomologie, l’étude des coquillages, etc.— sont le plus assidûment menées. Zee, dont l’esprit, aussi vif que celui d’Aristote, s’intéressait aux sujets les plus vastes aussi bien qu’aux détails les plus pointus, avait rédigé deux volumes sur l’insecte parasite qui vit dans les poils des pattes des tigres, ce travail faisant autorité en la matière. Mais les recherches des sages ne se cantonnent pas aux sujets les plus subtils ou les plus élégants. Elles englobent d’autres études de la plus haute importance, comme celles ayant trait aux propriétés du vril, auxquelles la finesse de leur structure nerveuse destine tout particulièrement les Professeurs de sexe féminin. C’est au sein de ce collège que le Tur, ou magistrat principal, choisit ses Conseillers, au nombre de trois, dans les rares moments où des événements ou circonstances exceptionnels viennent troubler son propre jugement.
Quelques autres services d’importance secondaire complètent cette présentation, tous gérés si calmement et sans heurts, que la notion de nécessité d’un gouvernement s’évanouit, et que l’ordre social semble procéder d’une loi naturelle. L’usage des machines est extraordinairement développé pour tout ce qui se rapporte aux travaux d’intérieur et d’extérieur, et l’amélioration de leur efficacité constitue l’objectif permanent du service chargé de leur administration. Il n’y a pas de classe ouvrière ni de domestiques, mais tous ceux qui participent à la maintenance et au contrôle du parc de machines sont des enfants, qui remplissent cette fonction entre l’âge de leur émancipation et celui de leur mariage, à savoir seize ans pour les Gy-ei (les filles) et vingt ans pour les Ana (les garçons). Ces enfants sont organisés en groupes et en sections placés sous l’autorité de l’un des leurs, chacun se consacrant au domaine qui lui plaît le plus ou qui lui convient le mieux. Certains choisissent les travaux manuels, l’agriculture, les travaux ménagers, d’autres se consacrent au traitement des dangers auxquels la population est exposée ; en effet, la prévision et la prévention des périls qui menacent cette tribu, provenant des convulsions occasionnelles des entrailles de la terre, nécessitent un apport constant de compétences et un degré élevé d’intelligence – les éruptions de lave et d’eau, les orages dont les vents souterrains et les dégagements de gaz sont à l’origine. Aux frontières du territoire, et partout où le risque de pareils périls existe, campent des guetteurs, reliés par des moyens télégraphiques à la pièce dans laquelle des sages se relayent pour assurer une veille permanente. Ces inspecteurs en poste aux quatre coins du territoire sont invariablement choisis parmi les garçons approchant de la puberté, car c’est à cet âge que les qualités d’observation et de vigilance sont les plus développées. Une deuxième équipe de prévention des dangers s’occupe de détruire les créatures nocives pour la vie, la culture, ou même le confort des Ana. Parmi celles-ci, les plus formidables sont bien sûr ces énormes reptiles, dont des fossiles antédiluviens sont conservés dans nos musées, et certaines espèces de créatures ailées géantes, mi-oiseau, mi-reptile. C’est aux enfants que revient la charge de chasser et de détruire ces créatures, ainsi que les animaux sauvages inférieurs, comme les tigres et les serpents venimeux ; parce que, selon les Ana, cela nécessite une certaine cruauté, et plus un enfant est jeune, plus il sera capable de détruire sans éprouver de pitié. Il existe également une autre classe d’animaux qui ne peut être détruite qu’avec beaucoup de discernement, décision qui relève du jugement des enfants d’âge intermédiaire – en l’occurrence les animaux qui ne menacent pas directement la vie des hommes, mais saccagent le fruit de son travail, telles certaines espèces d’élans et de gazelles, et une créature de petite taille proche de notre lapin, bien qu’infiniment plus dévoreuse de récoltes, et beaucoup plus rusée dans sa façon d’agir. Le premier objectif des enfants chargés de cette besogne, consiste à apprivoiser les plus intelligentes de ces créatures, afin de leur apprendre à respecter des clôtures signalées par des repères extrémement clairs, de la même manière qu’on apprend aux chiens à ne pas s’approcher du garde-manger, ou encore à garder le territoire de leur maître. C’est seulement lorsque l’éducation de ces créatures échoue, qu’il n’y a alors pas d’autre solution que de les détruire. Jamais la vie n’est prise sous prétexte de défi sportif ni même pour se nourrir, elle sera toujours épargnée à moins que la créature ne soit vraiment dangereuse et indomptable. Parallèlement à ces travaux et exercices d’ordre physique, l’éducation intellectuelle des enfants dure jusqu’à la fin de l’adolescence. Il est d’usage de suivre des cours d’instruction au Collège des Sages, au cours desquels l’élève, outre des études d’ordre général, suit des leçons plus pointues dans un secteur de son choix. Certains préfèrent mettre cette période à profit pour voyager, émigrer, ou s’établir dans le domaine agricole ou marchand. Les penchants de chacun ne sont jamais contrariés…/…
CHAPITRE X
Le mot Ana (prononcer longuement Arna) correspond à notre pluriel pour “hommes” ; An (prononcer Arn), au singulier, à “homme”. Le mot employé pour la femme est Gy (prononcer durement, comme dans Guy); il forme Gy-ei au pluriel, mais le G devient alors doux, comme dans Jy-ei. Ils ont un proverbe pour souligner que cette différence de prononciation est symbolique, car le sexe féminin est doux dans son ensemble, mais dur à traiter individuellement. Les Gy-ei ont exactement les mêmes droits et sont les égales des hommes, ce que revendiquent certains de nos philosophes sur terre.
Durant l’enfance, elles s’acquittent des mêmes travaux que les garçons ; par exemple, à l’âge requis pour la destruction des animaux définis comme hostiles, les filles sont souvent préférées aux garçons, en raison d’une constitution qui les rend plus fermes sous l’influence de la peur ou de la haine. Entre l’enfance et l’âge du mariage, les rapports sexuels sont suspendus. Lorsque les jeunes gens sont en âge de se marier, les relations reprennent, dans un objectif simple de procréation.
In the interval between infancy and the marriageable age familiar intercourse between the sexes is suspended. At the marriageable age it is renewed, never with worse consequences than those which attend upon marriage. Tous les arts ou les vocations assignés à l’un des deux sexes, sont ouverts à l’autre, même si les Gy-ei font preuve d’une supériorité évidente là où s’applique la réflexion mystique et obscure, domaine dans lequel les Ana sont desservis en raison de leur moindre clairvoyance, absorbés qu’ils sont par la routine de leurs occupations quotidiennes, de même que dans notre monde, de jeunes femmes font autorité sur des points très subtils de théologie, pour lesquels peu d’hommes se passionnent, par manque d’instruction ou de raffinement, dû à l’importance de leur engagement dans les affaires matérielles. En raison des exercices physiques auxquels elles sont astreintes très tôt, et à la structure particulière de leur constitution, les Gy-ei bénéficient généralement d’une force physique supérieure à celle des Ana (élément qui a son importance dans la prise en compte et le respect des droits de la femme). Elles sont également plus grandes, et sous leurs formes rondes se trouvent des tendons et des muscles aussi robustes que ceux de l’autre sexe. En effet, elles affirment que, selon les lois originelles de la nature, les femelles étaient plus grandes que les mâles, ce dogme étant étayé par la référence faite aux premières formes de vie chez les insectes et chez les familles les plus anciennes de vertébrés, à savoir les poissons – vu que dans ces deux cas, les femelles sont suffisamment imposantes pour ne faire qu’une bouchée de leurs consorts si elles le souhaitent. Surtout, les Gy-ei ont un pouvoir plus important et davantage de facilités pour maîtriser ce fluide mystérieux qui contient l’élément de la destruction, et elles ont cette science qui englobe la simulation. Ainsi, non seulement elles savent se défendre contre les agressions des mâles, mais elles ont aussi cette capacité de pouvoir frapper à mort au moment où l’époux indigne s’y s’attend le moins. Cependant, et c’est tout à l’avantage des Gy-ei, il n’existe pas d’exemple d’abus de cette affreuse supériorité dans l’art de la destruction depuis très longtemps. Le dernier qui se soit produit dans la communauté remonte (selon leur chronologie) à environ deux mille ans. Une Gy, dans un accès de jalousie aigüe, massacra son mari ; et cet acte abominable inspira une telle terreur dans la population masculine, que tous les Ana sans exception émigrèrent en laissant les Gy-ei livrées à elles-mêmes. L’histoire rapporte que les Gy-ei esseulées, prises de désespoir, se jetèrent sur la meurtrière pendant son sommeil (alors qu’elle était désarmée), la tuèrent, et adoptèrent entre elles un pacte solennel consistant à s’interdire à tout jamais l’exercice de leurs pouvoirs conjugaux, et à inculquer cette même règle à leur progéniture féminine pour toutes les générations à venir. Par suite à ce procédé de conciliation, un groupe d’émissaires se rendit chez les époux fugitifs et réussit à en persuader beaucoup de revenir, mais ce furent principalement les plus âgés qui refirent le voyage dans l’autre sens. Les plus jeunes, par crainte de leurs épouses ou par trop haute opinion d’eux-mêmes, refusèrent tout dialogue, et s’établirent dans d’autres communautés où ils connurent de nouvelles épouses, qui ne firent peut-être pas davantage leur bonheur. Mais la perte d’une si grande partie de la jeunesse masculine opéra comme un avertissement salutaire sur les Gy-ei, et les conforta dans la pieuse résolution qu’elles avaient prise. D’ailleurs aujourd’hui l’opinion courante considère que faute d’avoir utilisé ces pouvoirs depuis de longues générations, les Gy-ei ont perdu cette supériorité agressive et défensive qu’elles possédaient sur les Ana, de la même façon que chez les animaux terrestres inférieurs, certains particularismes de la structure originelle, initialement prévus par la nature pour les protéger, disparaissent progressivement ou deviennent inopérants lorsque l’environnement ou les circonstances se modifient et ne nécessitent plus leur emploi. Je plains toutefois l’An qui voudrait tenter l’expérience de savoir qui d’elle ou de lui est le plus fort. A compter de l’événement que j’ai relaté, les Ana firent adopter des modifications aux usages maritaux, ces changements opérant dans une certaine mesure à l’avantage du mâle. L’engagement par le mariage vaut pour trois ans seulement ; tous les trois ans, l’homme ou la femme peut décider de divorcer et devient alors libre de se remarier. A l’issue d’une période de dix ans, l’An acquiert le privilège de prendre une seconde épouse, ce qui autorise la première à le quitter si elle le désire. Mais ces règlements sont généralement des dispositions inutiles ; les divorces et la polygamie sont extrémement rares, et le mariage apparaît comme une institution heureuse et stable chez ce peuple étonnant ; -- les Gy-ei, en dépit d’une évidente supériorité physique et intellectuelle, adoptant en effet une attitude conciliante par crainte d’une séparation ou d’une seconde épouse, et les Ana restant de leur côté très traditionnels, et sauf cas grave et exceptionnel, peu désireux de se risquer à un hasardeux renouvellement des visages et des manières auxquels ils sont habitués. Mais il est un privilège que les Gy-ei se sont jalousement arrogé, et dont la poursuite motive peut-être secrètement une partie des militantes engagées dans la lutte pour les droits de la femme à la surface du globe. Elles revendiquent en effet le privilège, chez nous acquis aux hommes, de déclarer leur amour et de faire la cour ; en d’autres termes, de courtiser au lieu d’être courtisées. Il n’y a d’ailleurs pas de vieilles filles parmi les Gy-ei. Une Gy-ei qui ne réussit pas à conquérir l’amour de l’An sur lequel elle a jeté son dévolu, à moins que ce dernier ne soit déjà fortement entiché d’une autre, reste un cas rarissime. Pour peu qu’au premier abord le mâle qu’elles courtisent soit timide, hésitant et prude, leur persévérance, leur ardeur, leurs talents de persuasion et leur maîtrise des pouvoirs mystiques du vril, finissent inévitablement par le séduire et, selon l’expression consacrée, lui “passer la corde au cou”. L’argumentation qui vise à justifier ce renversement de la relation entre les sexes, basée sur la tyrannie aveugle du mâle, que nous connaissons sur terre, ne souffre aucune contestation, et est présentée avec sincérité et en toute impartialité. Ils expliquent que la femme est celle des deux qui a la nature la plus affectueuse ; l’amour occupe une place plus importante dans ses pensées, tout en étant indispensable à son bonheur. Pour ces raisons c’est elle qui se doit de faire la cour. L’homme, de son côté, est une créature timide et indécise, qui nourrit souvent une sorte de prédilection égoïste pour le célibat, et fait semblant de ne pas comprendre les œillades et les attentions délicates. Par conséquent, il est logique qu’il soit courtisé et “attrapé ”. Les Ana précisent par ailleurs qu’à défaut d’avoir pu séduire l’An de son choix, si elle se rabat sur un autre An qu’elle n’aurait à priori pas choisi, une Gy est d’une part moins heureuse qu’elle ne l’aurait été, et d’autre part les qualités de cœur qu’elle aurait pu développer s’en trouvent amoindries ; tandis que l’An est une créature qui concentre moins durablement son affection sur le même objectif ; de sorte que s’il ne peut avoir la Gy qu’il préfère, il s’accomode assez facilement d’une autre ; et au final, s’il est l’objet de beaucoup d’attention, peu lui importe d’aimer autant qu’il est aimé, car il se satisfait alors du confort dont il jouit.
Quoi que l’on puisse penser de ce raisonnement, le système est pratique pour les mâles ; étant certain d’être l’objet d’un amour ardent et authentique, et sachant que plus il se montrera effarouché et hésitant, plus la détermination à son égard augmentera, il s’arrange généralement pour assortir son consentement de conditions qui, pense-t-il, lui assureront une vie heureuse, ou tout du moins paisible. Chaque An a ses propres marottes, convictions et préférences, et quelles qu’elles soient, il exige à leur sujet une promesse de concession totale et inconditionnelle. Ce qu’accorde volontiers la Gy désireuse de parvenir à ses fins ; et, comme ce peuple extraordinaire voue un culte absolu à la vérité, même la plus frivole des Gy-ei respecte à vie sa parole, et observe religieusement les conditions ainsi établies. En réalité, malgré leurs droits abstraits et leurs pouvoirs particuliers, les Gy-ei sont les épouses les plus aimables, les plus conciliantes et les plus humbles que j’aie jamais vu, même dans les ménages les plus épanouis à la surface de la terre. Il existe un aphorisme parmi eux, selon lequel “lorsque une Gy aime, obéir lui est agréable.” On observera par ailleurs que parmi les relations entre sexes, je n’ai abordé que le mariage, car cette communauté a atteint un tel degré de perfection morale, que les rapports illicites y sont aussi improbables que chez les linottes pendant la période où celles-ci vivent en couple.
CHAPITRE XI
Dans ma tentative pour accoutumer mes sens avec l’existence de ces régions situées sous la surface de la terre, habitables par des êtres qui, bien qu’étant dissemblables, sont toutefois apparentés à ceux qui vivent sur terre en tout ce qui a trait aux principaux organes, ce qui m’intriguait le plus était la contradiction apportée à la doctrine qui, je pense, fait l’unanimité parmi les géologues et les philosophes, à savoir que bien que le soleil soit notre principale source de chaleur, plus on s’aventure à l’intérieur de l’écorce terrestre, et plus la chaleur augmente, à raison, prétend-on, d’un degré par pied parcouru, à partir de cinquante pieds en dessous de la surface de la terre. Mais bien que le territoire de la tribu dont je parle se trouvait, à son point culminant, relativement proche de la surface, offrant ainsi une température propice à la vie organique, il était étonnant de constater que les ravins et les vallées de ce monde étaient bien moins chaudes que bien des philosophes n’auraient cru possible à une telle profondeur – certainement guère plus chaudes en tout cas que le Sud de la France, ou au pire de l’Italie. Et d’après tous les récits que j’eus l’occasion de recueillir, il s’avérait que de vastes étendues situées à des profondeurs insondables, très éloignées de la surface de la terre et où on aurait pensé que seules des salamandres pouvaient vivre, étaient peuplées d’innombrables races organisées selon notre mode. Je ne prétends pas pouvoir avancer les preuves d’une situation aussi éloignée des vérités scientifiques reconnues sur terre, pas plus que Zee ne pouvait me fournir de solution pour démontrer cette réalité. Elle en était réduite à supposer que nos philosophes n’avaient pas suffisamment tenu compte, ni de la porosité extrème à l’intérieur de la terre – de l’étendue de ses cavités et de ses irrégularités, de nature à créer des courants d’air et des vents réguliers – ni des différents moyens par lesquels la chaleur s’évapore vers l’extérieur. Elle confirmait toutefois qu’il existait une profondeur en deça de laquelle une chaleur intolérable ne devait permettre aucune forme de vie organisée du type de celle des Vril-ya, bien que leurs philosophes prétendaient que même dans de tels endroits, ils trouveraient en abondance des formes de vie sensible et intellectuelle, si seulement ils parvenaient jusque là. "Le Tout Puissant construit partout," disait-elle, "là-bas, sois en certain, Il place des habitants, Il n’aime pas les demeures vides." Par ailleurs, elle ajouta que maintes modifications de climat et de température avaient été réalisées par les Vril-ya, grâce à un emploi adéquat des potentialités du Vril. Elle décrivit un moyen subtil appelé Lai, propre à insuffler la vie, que je suspecte n’être autre que l’oxygène éthérique du Dr. Lewins, au sein duquel agissent toutes les forces rassemblées sous le nom de Vril ; et expliqua que partout où son utilisation pouvait être mise en oeuvre, dans des conditions suffisantes pour permettre au vril d’agir, une température adaptée aux formes de vie les plus évoluées pouvait être atteinte et conservée. Elle déclara également que leurs naturalistes pensaient qu’à l’origine, les fleurs et la végétation avaient été produites (à partir de graines provenant de la surface au temps des premières convulsions de la nature, ou bien apportées par les tribus qui cherchèrent refuge dans des cavernes) sous l’effet de la lumière constamment diffusée à leur intention, puis avaient été progressivement développées sous forme de cultures. Elle expliqua enfin, que depuis que la lumière du vril avait remplacé tous les autres corpuscules luminescents, les couleurs et le feuillage des plantes étaient devenus plus brillants, et la végétation en avait profité pour croître.
Je dois maintenant laisser ces sujets à la considération de ceux qui sont plus compétents que moi en la matière, pour consacrer quelques pages aux très intéressantes questions découlant de l’étude du langage des Vril-ya.
CHAPITRE XII
La langue des Vril-ya présente un intérêt tout particulier, en ce sens qu’elle offre un exemple extrèmement clair des trois grandes étapes par lesquelles passe tout langage avant d’atteindre l’accomplissement de sa forme.
L’un des plus illustres philologues, Max Müller, pose le postulat suivant en ce qui concerne les strates du langage et les strates de la terre : "Aucune langue ne peut, c’est une vérité absolue, devenir flexionnelle sans être passée par une strate agglutinative et isolante. Aucun langage ne devient agglutinatif sans être retenu par ses racines à la strate isolante du dessous.” --`De la Stratification du Langage,' p. 20.
En prenant la langue chinoise comme le meilleur exemple existant de la strate isolante originelle, “fidèle reproduction de l’homme dans ses pérégrinations pour essayer les muscles de son esprit, défrichant son chemin, et tellement ravi de ses premières cognitions qu’il les répète à l’envi,” – nous avons, dans la langue des Vril-ya, toujours “retenues par les racines à la strate isolante”, les preuves de l’isolation originelle. Elle regorge de monosyllabes, qui sont le fondement de la langue. La transition vers la forme agglutinative s’est faite au cours d’une époque qui a dû s’étendre progressivement au fil des âges, et dont la littérature n’a survécu que sous forme de quelques fragments épars de mythologie symbolique et de phrases concises qui ont donné naissance à des dictons populaires. La strate flexionnelle commence avec la littérature subsistante des Vril-ya. Sans nul doute, à cette époque, plusieurs causes simultanées ont joué, depuis la fusion des races sous l’égide d’un peuple dominant, jusqu’à l’émergence d’un élan littéraire majeur sous l’impulsion duquel la forme du langage fut arrêtée et organisée. Lorsque l’étape flexionnelle l’emporta sur celle agglutinative, il est surprenant de constater avec quelle force les racines primitives de la langue ressortirent de la strate qui les dissimulait. Dans les vieux fragments et les proverbes de l’étape précédente, les monosyllabes qui composent cette base tendent à se noyer dans des mots d’une incroyable longueur, allant jusqu’à des phrases entières dont aucune partie ne pouvait plus être dissociée et employée séparément. Mais, lorsque la forme flexionnelle du langage se perfectionna au point d’avoir ses érudits et grammairiens, ceux-ci semblent s’être mis d’accord pour faire disparaître tous ces monstres polysynthétiques et polysyllabiques, prédateurs des fondements indigènes. Les mots de plus de trois syllabes, jugés barbares, furent bannis, et plus le langage se simplifiait de la sorte, plus il acquérait de force, de dignité et de douceur. Bien que très compacté au niveau sonore, il gagne en clarté grâce à cette concentration. Par une simple lettre, selon sa position, ils parviennent à exprimer davantage que les civilisations de notre monde supérieur en plusieurs syllabes et parfois en une phrase entière. Permettez-moi de prendre un ou deux exemples : An (que je traduirai par ‘homme’), Ana (‘les hommes’) ; la lettre s implique chez eux une notion de multitude, selon l’endroit où elle est placée ; Sana signifie ‘humanité’ ; Ansa, ‘un nombre important d’individus’. Le préfixe de certaines lettres dans leur alphabet indique invariablement des significations composées. Par exemple, GI (qui chez eux est une seule lettre, comme le th est une seule lettre chez les grecs) au début d’un mot induit une idée d’assemblage ou d’union de choses parfois apparentées, parfois dissemblables – comme Oon, la maison ; Gloon, la ville (c’est-à-dire un ensemble de maisons). Ata est la peine ; Glata, une catastrophe de grande ampleur. Aur-an est la santé ou le bien-être d’un individu ; Glauran, la prospérité de l’état, le bonheur de la communauté ; et A-glauran, mot très fréquemment employé, symbolise le fondement de leur politique – à savoir, “le principe de base d’une communauté est la recherche du bien commun.” Aub est l’invention ; Sila, un son musical. Glaubsila, mot qui réunit l’idée d’invention et celle d’intonation musicale, signifie ‘poésie’ – abrégé, dans la conversation courante, par le vocable Glaubs. Na, qui toute comme Gl, est une seule lettre lorsqu’elle est placée au début d’un mot, englobe tout ce qui est contraire à la vie, à la joie ou au confort, faisant ainsi penser à la racine aryenne Nak, évocatrice de dégénérescence ou de destruction. Nax est l’obscurité ; Narl, la mort ; Naria, le pêché ou le mal. Nas (condition extrême du pêché et du mal) est la corruption. Par écrit, ils estiment irrévérencieux de se référer à l’Etre Suprême par un nom en particulier. Aussi est-il symbolisé par ce qui pourrait être décrit comme le hiéroglyphe d’une pyramide, A. Au cours de la prière, ils s’adressent à lui sous un nom qu’ils jugent trop sacré pour être révélé à un étranger, et que par conséquent j’ignore. Dans la conversation, ils emploient généralement une épithète périphrastique, comme ‘le Très Bon’. En tant qu’initiale, La lettre V, symbolisant la pyramide inversée, signifie l’excellence ou le pouvoir ; comme dans Vril, dont j’ai tant parlé ; Veed, un esprit immortel ; Veedya, l’immortalité ; Koom, prononcé comme dans le vocable gallois Cwm, implique une notion de vide ou de néant. Koom en tant que mot est un trou profond, ou pris en tant que métaphore, une caverne ; Koom-in; un trou ; Zi-koom, une vallée ; Koom-zi, la vacuité ou le vide ; Bodh-koom, l’ignorance (littéralement, le vide de connaissance). Koom-Posh est le nom qu’ils donnent au gouvernement par le peuple, soit la prédominance des plus ignorants ou ‘creux’. Posh est un idiome très difficile à traduire, impliquant, comme le lecteur pourra le constater ultérieurement, l’idée de mépris. L’interprétation la plus proche que je pourrais donner serait le terme d’argot “bosh” (non-sens) ; ainsi, Koom-Posh pourrait se traduire “non-sens creux”. Mais lorsque la Démocratie ou Koom-Posh passe de l’état d’ignorance populaire à cette passion populaire ou cette sauvagerie qui annonce sa fin, comme durant le Règne de la Terreur en France (pour prendre des exemples du monde supérieur), ou encore pendant les cinquante années de République Romaine qui précédèrent l’avènement d’Auguste, alors le nom qu’ils donnent à ce genre de situations est Glek-Nas. Ek est le conflit --Glek, le conflit universel. Nas, comme je l’ai dit précédemment, est la corruption, la pourriture ; aussi Glek-Nas peut se traduire par, "la pourriture du conflit universel." Leurs mots composés sont très expressifs ; ainsi, Bodh signifiant la connaissance, et Too, un participe qui introduit l’action de s’approcher prudemment, -- Too-bodh signifie ‘la philosophie’ ; Pah est une exclamation de dédain qui pourrait se traduire par " fatras d’absurdités” ; Pah-bodh (littéralement, connaissance absurde) est employé pour qualifier une philosophie de futile et inutile, et s’applique à une sorte de métaphysique ou de raisonnement spéculatif jadis en vogue, qui consistait en des questions sans réponse, qu’il était inutile de se poser ; du style, "Pourquoi un An a-t-il cinq doigts de pied et non quatre ou six? Est-ce que le premier individu, créé par le Très-Bon, avait autant d’orteils que ses descendants? Sous la forme par laquelle un An sera reconnu par ses amis dans une prochaine condition d’être, lui restera-t-il des orteils, et si oui, seront-ce des orteils matériels ou spirituels? " C’est sans ironie aucune que j’illustre de la sorte le Pah-bodh, car en vérité ce sont ces questions-là qui étaient sujettes à controverse parmi les adeptes de cette ‘science’ – il y a 4000 ans.
En ce qui concerne la déclinaison des noms, on m’informa qu’il existait à l’origine huit cas différents (un de plus que dans la grammaire sanskrite) ; mais progressivement, avec le temps, le nombre de cas s’est réduit et, en lieu et place de ces terminaisons variables, des prépositions explicatives ont vu le jour. Si bien qu’actuellement, dans la grammaire que j’ai pu étudier, quatre cas s’appliquent aux noms, dont trois sont à terminaison variable, et le quatrième comporte un préfixe particulier.
SINGULIER
Nominatif : An, l‘homme
Datif : Ano, à l’homme
Accusatif : Anam, l’homme
Vocatif : Hil-An, Homme
PLURIEL
Nominatif : Ana, les hommes
Datif : Anoi, aux hommes
Accusatif : Ananda, les hommes
Vocatif : Hil-Ananda, Hommes
Dans l’ancienne littérature flexionnelle, la forme duelle existait – elle est tombée en désuétude depuis fort longtemps.
Le génitif est également devenu obsolète ; le datif l’a remplacé ; en effet, les Ana disent ‘la maison à l’homme’, au lieu de ‘la maison de l’homme’. Lorsqu’il est utilisé (parfois en poésie), la terminaison du génitif est la même que celle du nominatif ; il en va de même pour l’ablatif, dont l’emploi est signlaé par une préposition qui est, au choix, un préfixe ou un suffixe, généralement créée de manière euphonique, selon la sonorité du nom. On observera que le préfixe Hil caractérise le vocatif. Il est toujours employé lorsqu’on s’adresse à quelqu’un, mis à part dans les relations domestiques les plus intimes ; son omission serait considérée comme une marque de grossiereté : de même que dans nos formes de langage anciennes, il aurait été jugé inconvenant de dire ‘Roi’, et respectueux de dire “O Roi”. En fait, comme il n’y a pas de titres honorifiques chez les Ana, c’est l’adjuration vocative qui joue ce rôle, et qui est donnée à tous sans distinction. Le préfixe Hil entre dans la composition de mots qui impliquent une distance dans la communication, comme Hil-ya, le voyage.
Dans la conjugaison des verbes, qui constitue un trop vaste sujet pour être traité ici, le verbe auxiliaire Ya, “aller”, qui joue un rôle si considérable en sanskrit, semble remplir une fonction apparentée, comme s’il s’agissait du radical d’un langage dont tous deux descendraient. Mais un autre auxiliaire de sens contraire l’accompagne également et ils se partagent le travail – à savoir Zi, “rester ou reposer”. Ainsi, Ya est employé pour former le futur, et Zi le prétérite, de tous les verbes nécessitant un auxiliaire. Yam, je vais--Yiam, je peux aller --Yani-ya, j’irai (littéralement, je vais aller), Zam-poo-yan, je suis allé (littéralement, je me repose d’être allé). Ya, employé comme terminaison, induit par analogie, la notion de progrès, de mouvement, d’efflorescence. La terminaison Zi, en revanche, indique la stabilité, parfois dans le bon sens, parfois dans le mauvais, selon le mot avec lequel elle est accouplée. Iva-zi, la bonté éternelle ; Nan-zi, le mal éternel. Poo (de, provenance) est un préfixe qui implique la répugnance, ou tout ce qui est censé inspirer l’aversion. Poo-pra, le dégoût ; Poo-naria, la tromperie, le mal le plus méprisable. Comme je l’ai déjà dit, les mots Poosh ou Posh sont intraduisibles littéralement. Ils expriment un dégoût non dénué de pitié. Ce radical semble avoir puisé ses origines dans l’affinité entre l’effort labial et le sentiment qui l’inspire ; Poo étant une expression par laquelle le souffle est expulsé des lèvres avec plus ou moins de véhémence. A contrario, Z, en tant qu’initiale, est chez eux un son d’aspiration du souffle, aussi Zu, qui se prononce Zou (représentant une seule lettre dans leur langue) est le préfixe usuel de ce qui attire, plaît, touche ou émeut, -- comme Zummer, l’amoureux ; Zutze, l’amour ; Zuzulia, le délice. Ce Z aspiré semble effectivement se prêter à l’expression de la tendresse. C’est pourquoi, même dans notre langue, des mères disent à leur bébé, en contradiction avec les lois grammaticales, "Zou chéri ;" et j’ai entendu un professeur érudit de Boston appeler sa femme (avec laquelle il n’était marié que depuis un mois) “Zou chouchou".
Enfin, Je ne peux pas clore ce sujet sans souligner combien, par de légères altérations dans les dialectes parlés au sein des différentes tribus d’une même race, la signification originelle et la beauté des sons peuvent être déformées. Zee me raconta, non sans indignation, comment le mot Zummer (amoureux) qui semblait, de la façon dont elle le prononçait, atteindre les tréfonds de son cœur, avait été déformé dans certaines communautés proches des Vril-Ya, où il se prononçait Subber, de façon mi-sifflante, mi-nasale, et en tout cas très désagréable à l’oreille. Je ne pus m’empêcher de me faire la réflexion qu’il ne manquait qu’un n devant le u pour que le mot prenne une tournure anglaise évoquant la piètre nature du désir d’une Gy amoureuse envers son Zummer.
Je voudrais également préciser une autre particularité de ce langage, qui confère beaucoup de force et de concision à ses formes et à ses expressions.
A, chez eux comme chez nous, est la première lettre de l’alphabet ; elle est souvent employée comme préfixe pour véhiculer une notion, complexe à définir, de souveraineté et d’autorité, voire de principe dirigeant. Par exemple, Iva signifie la bonté ; Diva, l’union de la bonté et du bonheur ; A-diva, la vérité absolue et infaillible. J’ai déjà fait remarquer l’importance du A dans A-glauran, de même, en ce qui concerne le vril (leur civilisation actuelle débutant avec la découverte de ses propriétés), A-vril signifie la civilisation elle-même.
Le linguiste aura remarqué à l’issue de ce chapitre, combien la langue des Vril-ya est proche de l’Aryen ou Indo-Germanique ; cependant, comme toute langue, elle a emprunté des mots et des expressions à des sources de langage fort différentes. Le titre même de Tur, qu’ils donnent à leur magistrat suprême, signifie le vol dans une langue apparentée au Turanien. Ils disent d’ailleurs eux-mêmes qu’il s’agit d’un mot étranger provenant d’un titre que leurs archives d’histoire retiennent pour avoir été porté par le chef d’une nation avec laquelle, à une époque très lointaine, les ancêtres des Vril-ya avaient des relations amicales, et qui s’est éteinte ; ils expliquent ainsi qu’après la découverte du vril, quand leurs institutions politiques furent remodelées, ils choisirent précisément un titre ayant appartenu à une civilisation disparue, ainsi qu’une langue morte, pour leur magistrat en chef, afin que la fonction puisse être dissociée de tout titre ayant eu une quelconque connotation antérieure.
Si ma vie n’était pas limitée, je pourrais rassembler de façon méthodique toute la connaissance que j’ai acquis de leur langue durant mon séjour chez les Vril-ya. Mais ce que j’ai déjà détaillé ici suffira peut-être à illustrer auprès d’authentiques étudiants en philologie, comment une langue ayant aussi fortement conservé ses racines aborigènes, s’étant débarrassée des lourdeurs de la phase polysynthétique transitoire, a pu atteindre un tel degré de simplicité et une telle portée dans sa forme flexionnellle aboutie, sous l’effet du travail progressif des siècles et des esprits ; comment elle témoigne de la fusion entre races semblables, comment elle a nécessité, une fois arrivée au stade que j’ai illustré par plusieurs exemples, l’apport culturel continu d’un peuple ô combien réfléchi.
Néanmoins, la littérature propre à cette langue est celle du passé ; le modèle de société actuel dans lequel vivent les Ana, est en effet incompatible avec la poursuite de la quête littéraire, particulièrement en ce qui concerne les deux branches de la fiction et de l’histoire, - j’aurai l’occasion d’y revenir ultérieurement.
CHAPITRE XIII
Ce peuple a une religion qui, quoi que l’on en puisse dire, comporte en tout cas d’étranges particularités ; tout d’abord, ils sont tous animés d’une foi authentique, et par ailleurs, respectent tous autant qu’ils sont, la pratique des règles attenantes à cette foi. Ils s’unissent dans l‘adoration du Créateur divin, Pilier de l’univers. Ils croient qu’une des propriétés du vril tout-puissant consiste à transmettre aux diverses sources de vie et d’intelligence, toutes les pensées que peut concevoir l’esprit d’une créature douée de vie ; et, sans pour autant prétendre que l’idée même d’une Divinité soit innée, ils considèrent que l’An (l’homme) est la seule créature, aussi loin que s’étende leur connaissance de la nature, à qui soit accordée la possibilité de concevoir cette idée, avec toute la réflexion qui en découle. Ils considèrent qu’ils s’agit là d’un privilège qui ne peut avoir été donné en vain, et que pour cette raison, la prière et le remerciement envers le Créateur divin sont non seulement acceptables, mais surtout nécessaires à une véritable évolution de la créature humaine. Aussi offrent-ils leurs prières à la foi en privé et en public. N’étant pas considéré comme membre de leur race, je ne fus pas admis dans le bâtiment ou temple où se traduit l’adoration du peuple ; mais je sais que le service qu’on y célèbre est extrèmement court et sans aucun apparat ni faste cérémonial. C’est en effet une vérité reconnue chez les Vril-ya, que l’esprit humain n’est pas capable de conserver longtemps sans interruption, surtout en public, une dévotion sincère ou une abstraction complète du monde réel, et que toutes les tentatives à cet encontre se soldent soit par le fanatisme, soit par l’hypocrisie. Il leur arrive de prier en privé, seuls ou avec leurs jeunes enfants.
Ils racontent qu’il y a fort longtemps, de nombreux ouvrages se livrèrent à des spéculations sur la nature de la Divinité, ainsi que sur les formes de croyance et d’adoration qui seraient le plus susceptibles de recueillir son approbation. Mais il s’avéra que ces thèses amenèrent des discussions houleuses et à n’en plus finir, qui non seulement ébranlèrent la tranquillité de la communauté et divisèrent jusqu’aux familles les plus unies, mais aboutirent même, à force de querelles au sujet des attributs de la Divinité, à la remise en cause de son existence ou bien, pire encore, à ce que les opposants y reflètent leurs propres passions et faiblesses. “Pour la bonne et simple raison,” déclara mon hôte, “qu’un être fini tel qu’un An ne peut en aucune façon définir l’Infini ; aussi, lorsqu’il s’efforce de concevoir l’idée de la Divinité, il finit par la réduire Divinité à sa propre image, celle d’un simple An.”
Suite à cette dérive, durant les siècles qui suivirent, les An se virent tellement déconseiller de se livrer à des spéculations théologiques, que celles-ci tombèrent en désuétude.
Les Yril-ya partagent la conviction qu’un état ultérieur, plus heureux et plus parfait que l’actuel, les attend. S’ils n’ont qu’une très vague idée de la théorie des récompenses et des punitions, c’est pour la bonne et simple raison qu’aucun système de ce genre n’est en usage parmi eux, puisqu’il n’y a pas de crimes à punir, et que leurs qualités morales sont tellement égales qu’aucun An ne peut être considéré plus vertueux qu’un autre. Si l’un d’eux démontre une qualité exceptionnelle, un autre est tout aussi exceptionnel dans un autre domaine ; si l’un d’eux a un défaut ou une faiblesse particulière, un autre a lui aussi la sienne. En réalité, dans leur extraordinaire façon de vivre, le mal offre si peu de tentations, qu’ils sont naturellement bons (selon leur propre acception de la bonté) du simple fait qu’ils vivent. Ils ont des idées assez fantaisistes sur la continuité de la vie, une fois donnée, et ce même dans le monde végétal, comme le lecteur pourra en juger au chapitre suivant.
CHAPITRE XIV
Bien que, comme je l’ai déjà dit, les Vril-ya déconseillent fortement de se livrer à des spéculations sur la nature de l’Etre Suprême, ils semblent partager la croyance selon laquelle ils pensent pouvoir résoudre le grand problème de l’existence du mal qui a tant déconcerté les philosophes du monde supérieur. Ils considèrent que là où Il a donné la vie, avec les perceptions de cette vie, aussi faibles soient-elles, comme dans une plante, l’étincelle de vie est indestructible ; elle prend de nouvelles formes plus évoluées, ailleurs que sur cette planète (ce qui diffère de la théorie classique de la réincarnation), et l’être vivant garde la perception de son identité, de sorte qu’il peut faire le lien entre sa vie passée et son avenir, et qu’il est conscient de son évolution progressive sur l’échelle de la joie. Ils considèrent en effet que sans cette hypothèse, ils ne pourraient pas, avec les seules aptitudes au raisonnement dont ils disposent, découvrir la justice parfaite qui doit faire partie intégrante du Très-Sage et du Très-Bon. L’injustice, disent-ils, ne peut avoir que trois origines : le désir de sagesse pour discerner ce qui est juste, le désir de bienveillance pour désirer, le désir de puissance pour y arriver ; chacun de ces trois besoins étant incompatible avec le Très-Sage, le Très-Bon, le Tout-Puissant. Cependant, alors que même dans cette vie, la sagesse, la bienveillance, et le pouvoir de l’Etre Suprême sont suffisamment visibles pour s’imposer à nous, la justice découlant logiquement de ces qualités nécessite absolument une autre vie, non seulement pour l’homme, mais aussi pour tout être vivant appartenant aux ordres inférieurs. C’est pourquoi, dans les mondes animal et végétal, on peut voir un individu devenir, en raison de circonstances qui échappent à son contrôle, extrèmement infortuné comparé à ses voisins – l’un n’existe qu’en tant que proie d’un autre – et même une plante peut souffrir d’une maladie qui cause son flétrissement prématuré, alors que la plante voisine respire la santé et vit une existence heureuse, sans ennui particulier. Répondre que l’Etre Suprême n’agit que selon des lois générales, rendant ses propres effets secondaires si puissants qu’ils en viennent à troubler la bonté originelle de la Cause Première, constitue une pensée analogique erronée caractéristique des faiblesses humaines ; et le fait de balayer d’un revers de la main toute idée de justice au sein des multiples autres formes où Il a insufflé la vie, réservant ce concept aux seuls Ana, témoigne d’une conception du Très-Bon encore plus étriquée et révélatrice d’ignorance. Il n’y a ni petit ni grand aux yeux du divin Créateur de Vie. Un être, aussi humble soit-il, ressentant la vie et la souffrance, qui dépérit au cours du cycle des âges, peut considérer que sa souffrance, quand bien même elle a été constante depuis le moment de sa naissance jusqu’au transfert vers une autre forme de vie, aura été plus brève en comparaison avec l’éternité, que ne l’est le cri d’un nouveau-né à l’échelle de toute la vie d’un homme ; et à supposer que cette créature vivante conserve le sens de son identité après le transfert vers une autre forme de vie (parce que sans cette sensation elle serait incapable d’imaginer une vie future), bien que l’accomplissement de la justice divine n’appartienne plus à notre champ de pensée, nous avons cependant le droit de supposer qu’elle est uniforme et universelle, invariable et impartiale, comme si elle n’était liée qu’à des lois secondaires générales ; parce qu’une justice aussi parfaite découle de la nécessité de la perfection de la connaissance pour la concevoir, de la perfection de l’amour pour la vouloir, et de la perfection du pouvoir pour la réaliser. Aussi fantastique que puisse être cette croyance des Vril-ya, elle tend peut-être à confirmer politiquement les systèmes de gouvernement qui, bien qu’admettant différents degrés de richesse, observent pourtant une égalité parfaite en termes de rang, une exquise douceur pour tout ce qui est des relations et des liaisons, et une grande tendresse pour toutes les créatures que le bien de la communauté ne justifie pas de détruire. Et bien que cette notion de compensation envers un insecte torturé ou une fleur âbimée puisse nous sembler tiré par les cheveux, au moins est-ce une notion saine ; et elle peut donner matière à mener une réflexion sur le fait que dans les entrailles de la terre, là où ne pénètre pas le moindre rayon de soleil, est solidement ancrée la conviction de l’ineffable bonté du Créateur – si solidement qu’il est impensable que les lois générales qui guident son action puissent souffrir d’un quelconque manque de justice et de bonté, et que par conséquent il est logique qu’ils s’y réfèrent et s’en inspirent dans leur action aussi bien spatiale que temporelle. Et, comme j’aurai l’occasion d’y revenir plus tard, étant donné que les conditions intellectuelles et les systèmes sociaux de cette race souterraine englobent et harmonisent de nombreuses doctrines philosophiques et des spéculations parfois antagoniques, tour à tour lancées, débattues, rejetées et réapparues parmi les penseurs ou les rêveurs du monde supérieur, il me semble approprié de conclure cette description des croyances des Vril-ya, à savoir que la vie consciente ou sensible, une fois donnée, est indestructible aussi bien chez les créatures inférieures que chez l’homme, par un passage éloquent tiré des travaux d’un éminent zoologue, Louis Agassiz, que j’ai rencontré de longues années après avoir mis par écrit ces souvenirs sur la vie des Vril-ya : “les relations que les animaux entretiennent avec leurs congénères sont telles, qu’elles auraient dû être considérées depuis longtemps comme une preuve suffisante qu’aucun être vivant organisé n’aurait jamais vu le jour sans l’intervention directe d’un esprit réflectif. Ceci milite fortement en faveur de la présence, dans chaque animal, d’un principe immatériel semblable à celui qui, par son excellence et les aptitudes qu’il lui réserve, confère à l’homme sa supériorité par rapport aux animaux ; l’existence de ce principe étant indubitable, qu’on le nomme conscience, raison ou instinct, il présente parmi tout le spectre des êtres vivants organisés une série de phénomènes étroitement liés, et c’est sur ce principe que se basent non seulement les plus hautes manifestations de l’esprit, mais aussi la permanence même des différences qui caractérisent chaque organisme. La plupart des arguments en faveur de l’immortalité de l’homme s’appliquent tout autant à l’immuabilité de ce principe chez les autres êtres vivants. Oserais-je ajouter à cela qu’une vie au cours de laquelle l’homme serait privé de cette grande source de réjouissance et d’amélioration spirituelle qui résulte de la contemplation des harmonies d’un monde organique, représenterait une déplorable déperdition ? Ne pouvons-nous point considérer le concert spirituel des mondes combinés et de leurs habitants en présence de leur Créateur, comme la plus belle conception du paradis ?” …/…
CHAPITRE XV
Aussi gentille envers moi que l’était tout le reste de la maisonnée, la petite fille de mon hôte était d’une prévenance extraordinaire. Sur son conseil, je mis de côté les vêtements que je portais lorsque j’étais arrivé de la surface de la terre, pour adopter la robe des Vril-ya, hormis les ailes qui faisaient une gracieuse cape. Cependant, étant donné que beaucoup de Vril-ya ne portent pas ces ailes lorsqu’ils vaquent à leurs occupations urbaines, cette exception ne fit pas une grande différence entre ma personne et la race au sein de laquelle je séjournais, et je pus ainsi visiter la ville sans éveiller la curiosité. Lorsque je me trouvais à l’extérieur, personne ne pouvait suspecter que je venais du monde supérieur, ni me considérer comme l’un de ces barbares inférieurs qu’Aph-Lin aurait pu accueillir chez lui.
La ville était grande par rapport au territoire qui l’entourait, guère plus étendu que bien des domaines de nobles anglais ou hongrois ; mais dans l’ensemble, jusqu’au pied des rochers qui en constituaient la limite, elle était tenue avec raffinement, mis à part certains coins de montagne et de pâturage laissés en friche à l’usage des animaux, inoffensifs mais non domestiques, qu’ils avaient apprivoisés. Leur bonté envers ces humbles créatures est telle, qu’une somme est allouée par le trésor public pour les besoins de leur acheminement vers les autres communautés de Vril-ya qui souhaitent les faire venir (principalement les nouvelles colonies), lorsqu’ils deviennent trop nombreux pour leurs pâturages d’origine. Toutefois, ils ne se reproduisent pas dans une mesure comparable à celle des animaux élevés pour l’abattage chez nous. Il semble en effet qu’une loi naturelle destine les animaux sans utilité pour l’homme au retrait progressif des territoires qu’ils occupent, voire à l’extinction. Une vieille coutume des états souverains au sein desquels la race des Vril-ya est répartie, consiste à laisser une zone neutre et inculte entre deux états. Pour prendre l’exemple de la communauté où je me trouvais, cette étendue, une arête de roche brute, était infranchissable à pied, mais pouvait être survolée, soit au moyen des ailes des habitants, soit en utilisant les bateaux aériens, ce dont je parlerai ultérieurement. De plus, au travers de ces roches, des routes étaient réservées au transit des véhicules mus par le vril. Ces étendues ainsi reliées, étaient éclairées en permanence, les frais afférents étant couverts par une taxe spécifique, à laquelle contribuaient dans des proportions bien déterminées, toutes les communautés regroupées sous la dénomination de Vril-ya. C’est ainsi qu’ont pu s’établir des flux commerciaux importants entre états à la fois proches et distants. L’atout de notre communauté résidait principalement dans les excédents agricoles. Mais elle était également renommée pour son savoir-faire dans la fabrication d’instruments adaptés aux techniques de l’agriculture. En échange de ces marchandises, elle recevait davantage des produits de luxe que de première nécessité. Mais bien peu de produits importés parvenaient à dépasser en prix, celui des oiseaux dressés pour chanter des mélodies lors des concerts. Ceux-ci venaient de très loin, la beauté de leur plumage n’ayant d’égal que la pureté de leur chant. On me fit comprendre que leurs éleveurs et leurs professeurs avaient apporté un soin extrême à leur sélection, de sorte que les dernières années avaient permis d’aboutir à une formidable amélioration de ces différentes espèces. Je ne vis pas d’autres animaux familiers dans la communauté, mis à part des créatures sportives et très amusantes de l’espèce des batraciens, ressemblant à des grenouilles, mais aux mines si expressives que les enfants les adoraient et les gardaient dans leurs jardins privés. Il semble qu’ils n’aient pas d’animaux tels que nos chiens ou nos chevaux, bien que Zee, en tant que naturaliste émérite, m’apprit que de telles créatures avaient jadis existé dans ces régions, et qu’elles pourraient se trouver aujourd’hui dans des endroits habités par d’autres races que les Vril-ya. Elle expliqua que ces animaux avaient graduellement disparu au fur et à mesure que progressait la civilisation grâce à la découverte du vril, dont certaines applications permettaient de se passer de leurs services. La mécanisation et l’invention des ailes avaient remplacé le cheval comme bête de somme ; et le chien n’était plus indispensable à la protection ni à la chasse, comme il l’avait été lorsque les ancêtres des Vril-ya craignaient encore d’être agressés par leurs congénères, et devaient chasser pour se nourrir. Par ailleurs, en ce qui concerne le cheval, cette région était beaucoup trop rocheuse pour qu’il ait pu s’y adapter en tant que bête de somme ou même à des fins de divertissement. La seule créature utilisée pour le transport de charges qu’il me fût donné de voir, était une sorte de grande chèvre qu’on trouvait principalement dans les fermes. Dans ces régions, on peut dire que la nature des sols environnants a favorisé l’invention des ailes et des bateaux aériens. L’importance de l’espace en proportion du territoire rural occupé par la ville, venait de la coutume qu’ils avaient d’entourer chaque maison par un jardin séparé. La grande artère principale dans laquelle résidait Aph-Lin, était agrémentée d’un grand square, au cœur duquel se trouvaient le Collège des Sages ainsi que tous les bâtiments publics ; une superbe fontaine déversant le fluide lumineux que j’appelle naphte (ne connaissant pas sa vraie nature), trônait au centre. Tous ces édifices publics avaient en commun leur caractère massif et leur grande solidité. Ils m’évoquaient les illustrations architecturales de Martin. Au niveau des étages supérieurs se trouvait un balcon, ou plus exactement un jardin en terrasse, supporté par des colonnes, garni de fleurs et habité de nombreuses espèces d’oiseaux apprivoisés. Plusieurs rues partaient du square, larges et inondées de lumière, vers les collines avoisinantes. Comme je n’étais pas autorisé à me déplacer seul en ville, Aph-Lin ou sa fille m’accompagnaient alors. Dans cette communauté il est habituel de voir un Gy adulte se promenant en compagnie d’une jeune An, sans que cela n’éveille de commentaire, comme si tous deux étaient du même sexe.
Les commerces de détail sont peu nombreux ; c’est à des enfants d’âge varié que revient le soin de s’occuper des clients, ce qu’ils font fort intelligemment et avec une grande courtoisie, dénuée de la moindre once d’obséquiosité.
Le propriétaire du magasin ne cherche pas spécialement à se montrer ; il se fond dans le décor avec une telle facilité qu’on pourrait presque douter de son implication dans son activité professionnelle; activité qu’il a pourtant choisi par affinité, sans lien aucun avec ses origines sociales ou son patrimoine.
Certains citoyens parmi les plus aisés de la communauté, s’occupaient ainsi de magasins de détail. Comme je l’ai dit précédemment, aucune différence de statut n’étant perceptible, tous les métiers sont sur un pied d’égalité au niveau social. Un An, chez qui j’avais acheté mes sandales, n’était autre que le frère du Tur ou magistrat en chef ; et bien que son magasin ne soit pas plus grand que celui d’un bookmaker de Bond Street ou de Broadway, on racontait qu’il était deux fois plus riche que le Tur, qui lui résidait dans un palais. Bien entendu, il n’en possédait pas moins de nombreuses terres.
Les Ana de la communauté deviennent, dans l’ensemble, des êtres nonchalants une fois qu’ils ont passé le cap actif de l’enfance. Que ce soit par tempérament ou par philosophie, leurs attentes ne sortent guère du cadre des petits bienfaits procurés par la vie. En effet, lorsqu’on enlève à un être humain les motivations causées par la cupidité ou l’ambition, il n’est pas étonnant qu’il aspire à la tranquillité.
Dans leurs mouvements courants les Ana préfèrent l’usage de leurs jambes à celui de leurs ailes. Mais pour certains divertissements ou bien (pour se livrer à un abus de langage) lors de leurs promenades publiques, ils utilisent alors leurs ailes, de même que pour les danses aériennes que j’ai décrites, ou encore pour visiter les endroits les plus haut perchés de leur territoire ; par ailleurs, les jeunes, lorsqu’ils voyagent dans d’autres régions Ana, préfèrent généralement l’usage des ailes à tout autre moyen de transport.
Ceux qui s’habituent à voler réussissent à se déplacer, certes moins rapidement que certains oiseaux, à une vitesse atteignant tout de même les 25 à 30 miles à l’heure, et peuvent garder cette moyenne pendant cinq à six heures d’affilée. Mais lorsqu’ils entrent dans la deuxième moitié de leur existence, les Ana en viennent à éviter les grands mouvements qui demandent un gros effort physique. Pour cette raison, et parce qu’ils considèrent, ce que nos médecins approuveraient sans nul doute, qu’une transpiration régulière par les pores de la peau est nécessaire à une bonne santé, ils fréquentent les bains que nous appelons turcs ou romains, avant de prendre des douches d’eaux parfumées. Car ils ont foi dans les vertus de certains parfums.
Il est également d’usage, à certaines périodes bien précises, peut-être quatre fois l’année lorsqu’ils sont en pleine santé, de prendre un bain chargé de vril. Ce fluide, utilisé avec parcimonie, est considéré comme un pourvoyeur très efficace de longévité ; à l’inverse, utilisé en des quantités excessives pour un être normalement constitué, il enlève de la vitalité et affaiblit. Contre toutes les maladies, en tout cas, il agit comme le premier adjoint de la nature dans le processus de guérison.
A leur manière, ils vivent dans un luxe outrancier, mais tous leurs plaisirs sont innocents. On peut dire qu’ils vivent dans une atmosphère de musique et de senteurs. Chaque pièce dispose de dispositifs mécaniques particuliers destinés à produire des sons mélodieux, en général des notes douces voire murmurées, qui évoquent les chuchotements d’esprits invisibles. Ils sont trop habitués à ces douces mélodies pour les considérer comme un frein à la conversation ou, lorsqu’ils sont seuls, à la réflexion. Mais ils estiment que le fait de respirer un air continuellement empreint de parfum et de mélodies, ne peut avoir qu’un effet bénéfique, à la fois apaisant et porteur d’élévation, sur la formation de la personnalité et de la pensée. En dépit de leur modération, de leur totale abstinence de toute nourriture animale autre que le lait et de toute boisson enivrante, ils sont délicats et raffinés à l’extrême pour ce qui se rapporte à la nourriture et à la boisson ; et dans toutes leurs activités même les plus âgés affichent une gaîté enfantine. La joie est leur objectif, non pas l’excitation née sur le moment, mais la joie en tant que condition prédominante de l’existence entière ; et la prise en compte du bonheur des autres se manifeste au travers de l’extraordinaire gentillesse de leurs manières.
La structure de leur crâne comporte de nettes différences par rapport à celle de toutes les races répertoriées dans le monde supérieur, mais je ne puis m’empêcher de penser qu’il reflète une évolution, au cours d’innombrables âges, du type Brachycéphalique de l’Age de Pierre des “Eléments de Géologie” de Lyell, C. X., p. 113, de la même façon que le type Dolichocéphalique du début de l’Age de Fer correspond au type le plus répandu parmi nous, le type Celtique. Il a en effet le même front, massif mais non fuyant à la différence du type Celtique, et on y retrouve la même rondeur des organes frontaux ; mais il est plus élevé à son apex, et l’hémisphère crânien arrière, où les phéronologistes situent les organes animaux, est beaucoup moins prononcé. Pour employer le vocabulaire de la phrénologie, le crâne des Vril-ya montre un développement très important des organes de poids, nombre, forme, ordre et causalité ; et celui de la construction y est plus proéminent que celui de l’idéalisme. Les organes qualifiés de moraux, tels que la conscience et la bienveillance, sont étonnamment développés ; la disposition à tomber amoureux et la combativité sont faibles ; la persévérance importante ; l’organe de destructivité (c’est-à-dire, d’éviction des obstacles potentiels) immense, moins cependant que celui de la bienveillance ; et leur considération philosophique de la progéniture se manifeste davantage sous la forme de la compassion et de la tendresse envers tout ce qui nécessite assistance ou protection, que sous la forme de l’amour animal pour sa seule descendance. Je n’ai jamais rencontré parmi eux de personne défigurée ou mal formée. Leur beauté ne réside pas seulement dans la symétrie des traits, mais aussi dans la douceur de la surface de la peau, qui perdure sans plis ni rides jusqu’à l’âge le plus avancé, et dans une sérénité et une douceur d’expression, alliée à cette majesté qui semble émaner de la conscience de leur pouvoir et de l’ignorance de la terreur, aussi bien physique que morale. C’est cette même douceur, associée à cette majesté, qui avait inspiré au spectateur que j’étais, habitué à lutter contre les passions humaines, un sentiment d’humiliation, de peur et de crainte. C’est l’expression qu’un peintre peut donner à un demi-dieu, un génie ou un ange. Chez les Vril-ya, les mâles sont totalement imberbes ; les femmes, parfois, lorsqu’elles sont âgées, se laissent pousser une petite moustache.
Je fus étonné de découvrir que leur couleur de peau n’était pas aussi uniforme que celle que j’avais pu voir chez les individus que j’avais rencontrés en premier lieu, -- certaines personnes ayant une peau beaucoup plus claire, des yeux bleus et des cheveux d’un beau châtain doré, et arborant une palette de teints bien plus chauds et d’aspect plus riche que les habitants d’Europe du Nord.
On m’expliqua que ces teints mélangés avait pour origine les mariages mixtes avec d’autres tribus de Vril-ya, plus lointaines et dont les grains de peau, soit après un accident climatique, soit par distinction génétique, étaient plus clairs que ceux des communautés apparentées à celle dans laquelle je me trouvais. Le teint rouge foncé était censé provenir de la plus ancienne famille d’Ana ; mais ils n’en retiraient aucune fierté, bien au contraire, puisque ils considéraient que l’excellence raciale à laquelle ils étaient parvenus, était le fruit de croisements réguliers avec des familles raciales différentes bien qu’apparentées, pourvu que celles-ci appartiennent au peuple des Vril-ya ; quant aux autres peuples, ceux dont les usages et les institutions différent de ceux des Vril-ya, réputés incapables d’acquérir la maîtrise des agents du vril qu’eux-mêmes avaient découvert et transmis en quelques générations, ils étaient considérés avec dédain.
Zee, qui en savait plus que n’importe quel mâle avec lequel il m’avait été donné de converser, m’apprit qu’à l’origine, la supériorité des Vril-ya se serait forgée lors d’intenses luttes contre les obstacles naturels, là où ils avaient décidé de s’établir initialement. “Partout”, m’avoua Zee en moralisant, “Partout où a lieu ce processus primaire dans l’histoire de la civilisation, par lequel la survie est une lutte dans laquelle l’individu doit mettre tous ses pouvoirs au service de la compétition avec autrui, on aboutit invariablement au même résultat, à savoir que la compétition entraînant nécessairement l’élimination d’un grand nombre, la nature, par souci de préservation des espèces, ne sélectionne que les spécimens les plus forts. Ainsi, pour notre race, bien avant la découverte du vril, seules les organisations les plus puissantes avaient survécu ; et nos livres anciens relatent une légende jadis largement répandue, selon laquelle nous sommes venus d’une région qui semble appartenir au monde dont tu es originaire, de manière à parfaire notre condition et parvenir à une purification de notre espèce suite aux terribles luttes que menèrent nos ancêtres ; et lorsque notre éducation sera achevée, nous sommes destinés à retourner à la surface de la terre pour y régner sur toutes les races inférieures qui s’y trouvent.”
Aph-Lin, Zee et moi-même discutions souvent en privé de la situation politique et sociale du monde supérieur, dont Zee supposait philosophiquement que les habitants seraient exterminés un jour ou l’autre par l’avènement des Vril-ya. Ils voyaient dans mes récits, -- que je m’efforçais (sans toutefois me lancer dans des invraisemblances qui auraient été détectées par la sagacité de mes auditeurs), de présenter notre société de la façon la plus flatteuse possible, afin que nous soit favorable la comparaison entre nos civilisations les plus brillantes, et les races souterraines inférieures que les Vril-ya considéraient comme irrémédiablement plongées dans la barbarie, et vouées à une extinction lente et certaine. Ils s’accordèrent cependant sur la nécessité de taire à leur communauté, toute ouverture prématurée vers les régions éclairées par le soleil ; tous deux étaient humains, ne pouvant se faire à l’idée d’annihiler tant de millions de créatures ; et les descriptions que je faisais de notre vie, hautes en couleurs, les attristaient. C’est en vain que je vantais les mérites de nos grands hommes – poètes, philosophes, orateurs, généraux – tout en défiant les Vril-ya de produire leurs égaux. “Hélas!” s’écria Zee, son large visage empreint d’une compassion quasi-angélique, “cette domination d’un petit nombre d’individus sur la masse est la preuve évidente de l’irrécupérable férocité d’une race. Ne vois-tu pas que la condition première au bonheur des mortels, réside dans l’abandon de cette lutte et de cette compétition entre individus qui, indépendamment des systèmes de gouvernement qu’ils adoptent, inféodent la masse à un petit nombre, détruisent les libertés individuelles, cela quelle que soit la liberté nominale de l’état, et anéantissent ce calme de l’existence sans lequel la félicité, mentale ou corporelle, ne saurait être atteinte ? Notre vision des choses est la suivante : plus on peut assimiler la vie à l’existence que nos idées les plus nobles peuvent imaginer être celle des esprits d’outre-tombe, plus on approche du bonheur divin ici bas, et plus on s’adapte facilement aux conditions de l’existence dans l’au-delà. Parce que de façon certaine, tout ce qu’on peut imaginer de la vie des dieux, ou des immortels bénis, suppose d’être libéré de considérations et de désirs tels l’avarice ou l’ambition. Il nous apparaît qu’il ne peut s’agir que d’une vie de tranquillité sereine (certes non dénuée d’activité dans les domaines intellectuel ou spirituel, mais d’activité qui, quelle que soit sa nature, puisse répondre aux besoins de chacun, sans que ne s’y insère de notion de contrainte), d’une vie illuminée par le libre cours à de délicates attentions, dans laquelle l’atmosphère morale réduit à néant la haine et la vengeance, la lutte et la rivalité. Telle est la situation politique que cherchent à atteindre toutes les tribus et les familles de Vril-ya, et c’est vers cet objectif que tendent toutes nos théories gouvernementales. Tu vois à quel point une telle notion de progrès est radicalement opposée à celle des nations non civilisées dont tu es originaire, lesquelles n’ont pour but qu’une perpétuité systématique de troubles, ennuis et passions guerrières, qui ne font que s’aggraver au fur et à mesure de l’avancée ravageuse de leur ‘progrès’. La plus puissante de toutes les races de notre monde, en dehors des peuples Vril-ya, s’estime la mieux gouvernée de toutes les sociétés politiques, celle qui a atteint le dernier degré de perfection en matière de sagesse politique, et dont les autres nations devraient s’inspirer. Elle a établi, dans une large mesure, le Koom-Posh—c’est-à-dire le gouvernement des ignorants qui se basent sur le principe du plus grand nombre. Elle a érigé en règle d’or la compétition avec autrui en chaque chose, de sorte que les instincts malfaisants sont sollicités en permanence – la lutte pour le pouvoir, la richesse, la supériorité pour quoi que ce soit ; et cette rivalité s’exprime par des vitupérations, des persiflages, des calomnies de toute nature que même le mieux pensant d’entre eux finit par adresser aux autres sans honte ni remords."
"Il y a quelques années," déclara Aph-Lin, "Je me suis rendu auprès de ce peuple, et leur misère et leur dépravation étaient d’autant plus effroyables qu’ils se vantaient constamment de leur bonheur et de leur grandeur par rapport aux autres espèces. Et il n’y a aucun espoir que ce peuple, qui bien entendu ressemble au vôtre, puisse s’en sortir, car tous ses concepts ne font que précipiter la détérioration de son système. Ils ne souhaitent rien d’autre qu’étendre sans cesse leur domination, en violation directe de la loi qui veut qu’au-delà d’une certaine dimension, il soit impossible d’assurer à une communauté un bonheur à l’image de celui d’une famille digne de ce nom ; et plus ils favorisent un système qui confère à quelques individualités une importance démesurée, à des années-lumière de la condition moyenne, plus ils jubilent et s’écrient, “Voyez quels exemples de réussite exceptionnelle nous fournissons, eu égard à la petitesse de notre race, à l’appui des fantastiques résultats de notre système !”
"En fait," reprit Zee, "si la sagesse de la vie humaine consiste à se rapprocher de l’égalité sereine des immortels, il ne peut exister de plus grande opposition à cela qu’un système qui permet d’exprimer à leur paroxysme les inégalités des mortels. Et je ne vois pas davantage comment les mortels qui agissent de la sorte, par quelque forme de croyance religieuse que ce soit, s’imaginent pouvoir goûter aux plaisirs réservés aux immortels, qu’ils pensent rejoindre simplement par le fait de mourir. Au contraire, ces esprits tellement habitués à accorder de l’importance à des choses contraires à la divinité, trouveraient la béatitude des dieux extraordinairement morne, et ne rêveraient que de retrouver un monde dans lequel ils pourraient de nouveau se quereller avec leur voisin.”
CHAPITRE XVI
J’ai tant parlé du Bâton de Vril que le lecteur doit s’attendre à ce que j’en fasse la description. Je ne peux cependant le faire de manière exacte, pour n’avoir jamais été autorisé à en tenir un de peur que mon ignorance des règles de son utilisation ne cause un terrible accident. Il est creux, et possède en son manche plusieurs obturations, clés, et ressorts par lesquels sa force peut être modifiée, ou dirigée – de sorte qu’une de ses applications détruit, tandis qu’une autre guérit – l’une peut fendre la roche, l’autre disperse la vapeur – l’une affecte le corps, l’autre peut exercer une certaine influence sur l’esprit. On le rencontre généralement sous la forme pratique d’un bâton de marche, mais il dispose d’un mécanisme télescopique qui permet de l’allonger ou de le réduire à volonté. Lorsqu’il est utilisé à certaines fins spécifiques, la partie supérieure repose dans le creux de la main, et l’index et le majeur dépassent. On m’affirma cependant que son pouvoir n’était pas uniforme, mais proportionnel aux dispositions au vril de son porteur, en affinité, ou en relation, avec les buts poursuivis. Certains avaient davantage de facilités pour détruire, d’autres pour guérir, etc… ; beaucoup dépendait également du calme et de la fermeté de volonté du manipulateur. On prétend que la totale maîtrise des pouvoirs du vril ne peut être acquise que par la nature de la constitution – c’est-à-dire, par transmission héréditaire – et qu’une enfant Vril-ya de quatre ans peut, dès son premier contact avec la baguette, réaliser des exploits que le plus fort et le plus doué des ingénieurs sans ascendance Vril-ya, ne parviendra jamais à égaler au bout d’une vie entière de pratique. Les bâtons sont de complexité variable ; ceux destinés aux enfants sont plus simples que ceux des sages des deux sexes, et sont construits spécifiquement pour la tâche à laquelle l’enfant se consacre ; et comme je l’ai expliqué précédemment, c’est aux plus jeunes enfants que reviennent les fonctions de nature destructrice. Dans les baguettes des femmes et des mères de famille, la force destructrice est généralement bien moindre, et le pouvoir de guérison à son maximum. J’aimerais pouvoir en dire plus au sujet de ce singulier conducteur du fluide du vril, mais la subtilité de son mécanisme est à la mesure de la merveille de ses effets.
Il convient de rajouter, en outre, que ce peuple a inventé un système de conduits par lesquels le fluide du vril peut être dirigé vers l’objet qu’il est censé détruire, à travers une distance presque illimitée ; je ne risque pas d’exagérer si je parle de 500 à 600 miles. Et leur science mathématique en la matière est si exacte, que d’après le compte-rendu d’un observateur en bateau aérien, tout membre des services du vril est en mesure d’estimer sans coup férir, la nature des obstacles situés sur la trajectoire, la hauteur à laquelle l’instrument à projectiles doit être réglé, et la quantité à charger, afin de réduire en cendres en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, une capitale deux fois plus grande que Londres.
Ces Ana sont vraiment de fantastiques ingénieurs – très doués pour adapter leurs facultés à inventer à des fins pratiques.
Avec mon hôte et sa fille Zee, j’ai visité le grand musée public, qui occupe une aile du Collège des Sages, et dans lequel sont amassées, comme autant de curieux spécimens témoins des expériences ignorantes et erronées des temps lointains, beaucoup d’adaptations qui pour nous sont des innovations récentes et dont nous nous enorgueillons. Dans une salle, mis au rebut comme de vieilles planches, se trouvaient des tubes de projection de balles métalliques, à but évidemment destructeur, et une poudre inflammable, reprenant le principe de nos canons et catapultes, à la différence que ces spécimens-là paraissaient pouvoir infliger nettement plus de dégâts que nos modèles les plus perfectionnés.
Mon hôte parlait de ces vestiges avec un sourire méprisant, de la même manière qu’un officier d’artillerie aurait regardé de haut les arcs et les flèches des chinois. Dans une autre salle, on pouvait voir des modèles de véhicules et de vaisseaux fonctionnant à la vapeur, ainsi qu’un ballon qui aurait pu avoir été construit par Montgolfier. “Voici,” déclara Zee l’air plongée dans une sage méditation, -- “voici un condensé des maigres découvertes de nos ancêtres primitifs, bien avant qu’ils n’aient la moindre perception des propriétés du vril!”
Cette jeune femme était un magnifique exemple de la force musculaire dont la gent féminine de ce pays peut disposer. Ses traits étaient beaux, comme ceux des autres membres de sa race : je n’avais jamais vu de visage aussi sublime et irréprochable sur terre, mais son dévouement à de difficiles études lui avait donné cette contenance et cette expression de pensée abstraite qui lui conféraient une certaine sévérité au repos ; cette gravité était renforcée par ses larges épaules et son imposante stature. Elle était grande par rapport au standard féminin, et je me rappelle l’avoir observée soulevant un canon aussi aisément que j’aurais porté une fiole à mes lèvres. Zee m’inspirait une profonde terreur -- une terreur qui s’accrût lorsque nous pénétrâmes dans la partie du musée réservée aux exemples d’applications mues par l’énergie du vril ; là, en effet, par un simple effet de sa baguette de vril, se tenant elle-même à une certaine distance, elle mit en mouvement des substances lourdes et imposantes. Elle semblait parvenir à les doter d’intelligence, et réussir à leur faire comprendre et obéir à ses ordres. Elle imprima à des mécanismes complexes, des mouvements qu’elle pouvait arrêter ou poursuivre, jusqu’à ce qu’en moins de temps qu’il ne faut pour le dire, diverses sortes de matières premières soient assemblées en œuvres d’art symétriques, achevées et parfaites. Quels que soient les effets produits par l’hypnose ou l’électrobiologie sur les nerfs et les muscles d’objets animés, cette jeune Gy les générait bel et bien, par les ondulations de sa frêle baguette, sur les ressorts et les roues de mécanismes inanimés.
Quand je fis part à mes compagnons de mon étonnement au sujet de cette influence sur la matière morte (dans notre monde, j’avais été témoin de phénomènes démontrant que certains organismes vivants pouvaient exercer sur d’autres organismes vivants, une influence certes authentique, mais souvent exagérée par la crédulité ou la ruse), Zee, qui nourrissait davantage d’intérêt que son père pour ce type de sujets, m’ordonna de tendre la main vers l’avant, et, plaçant la sienne à côté, attira mon attention sur certaines différences de forme et de nature. En premier lieu, le pouce de la Gy (et plus généralement, comme je le découvris par la suite, de tous les membres de cette race, mâles ou femelles) était beaucoup plus grand, à la fois plus long et plus massif, que celui de nos espèces terrestres. La différence est pratiquement aussi importante qu’entre le pouce d’un homme et celui d’un gorille. En deuxième lieu, la paume est proportionnellement plus épaisse que la nôtre – la texture de la peau restant infiniment plus douce et délicate – et sa température moyenne est plus élevée. Qui plus est, ce qui constitue un phénomène remarquable, un nerf visible, perceptible sous la peau, part du poignet, contournant la base du pouce, et se ramifie, à la manière d’une fourchette, à la racine de l’index et du majeur. “Avec votre légère structure de pouce,” déclara la jeune femme, philosophe, “et en l’absence du nerf que l’on trouve plus ou moins développé dans les mains des gens de votre race, il vous est impossible de parvenir à exercer une maîtrise autre que faible et très fragmentaire sur le vril ; mais en ce qui concerne le nerf, on n’en retrouve pas de trace dans les mains de nos ancêtres, ni dans celles des membres des tribus primitives n’appartenant pas aux races Vril-ya. Il est le résultat d’un lent développement au cours des générations, qui a vu le jour dès les premières réalisations, avant de progresser de pair avec l’exercice du vril, de sorte qu’au bout d’un ou deux milliers d’années, ce nerf pourrait être engendré chez les êtres les plus élevés de votre race, qui se consacrent à cette science primordiale qui permet de commander aux forces subtiles de la nature sensibles au vril. Lorsqu’on parle de la matière comme d’une substance inerte et immobile en soi, il est impossible que vos parents ou vos tuteurs vous aient laissé dans l’ignorance du fait qu’aucune forme de matière n’est inerte et immobile : chaque particule est constamment en mouvement et sans cesse activée par des agents, parmi lesquels la chaleur est le plus apparent et le plus rapide, et le vril le plus subtil et surtout, lorsqu’il est manié avec habileté, le plus puissant. Car effectivement, l’impulsion déclenchée par ma main et guidée par ma volonté ne fait qu’accélérer et rendre plus puissante l’action qui est éternellement à l’œuvre sur chaque particule de matière, aussi inerte et bornée qu’elle puisse paraître. Si un amas de métal est incapable d’émettre une pensée par lui-même, par contre, à travers sa prédisposition interne au mouvement, il obtient le pouvoir de recevoir la pensée de l’agent qui exerce une action mentale dessus ; et auquel, une fois investi d’une dose suffisante de vril, il n’a d’autre choix que d’obéir, comme s’il était déplacé par une force corporelle visible. Il est alors animé par l’âme qui pénètre en son sein, de sorte qu’on pourrait presque dire qu’il vit et raisonne. Sans quoi, nos automates ne pourraient pas remplir la fonction de domestiques."
J’étais tellement intimidé par les muscles et le savoir de la jeune femme, que je n’osais m’aventurer à discuter avec elle. J’avais lu quelque part au cours de mes années d’écolier, qu’un homme sage, qui polémiquait avec un empereur Romain, s’était soudain calmé ; et lorsque l’empereur lui avait demandé s’il avait quelque chose à ajouter, lui avait répondu, “Non, César, on ne discute pas avec un homme qui a vingt-cinq légions sous ses ordres.”
Bien qu’intimement persuadé, quels que soient les véritables effets du vril sur la matière, que Mr. Faraday se serait révélé être un philosophe bien léger à ses yeux sur ce sujet, il ne faisait aucun doute pour moi que Zee, d’un seul coup de poing, aurait pu briser le crâne de tous les membres de la Royal Society, l’un après l’autre. Tout homme sensé sait très bien qu’il est inutile de vouloir discuter avec une femme ordinaire sur les sujets qu’il maîtrise ; mais discuter avec une Gy de sept pieds de haut sur les mystères du vril, -- autant aller bavarder en plein désert avec le simoun !
Parmi les différents départements du bâtiment du Collège des Sages attribués au musée, celui qui m’intéressait le plus était consacré à l’archéologie des Vril-ya, et comprenait une très ancienne collection de portraits. Les pigments et les bases employés sur ceux-ci étaient de nature si résistante, que même les tableaux censés avoir été exécutés à des dates aussi lointaines que celles des premières traces historiques des chinois, avaient conservé une fraîcheur de couleur impressionnante. En examinant cette collection, deux choses me frappèrent tout particulièrement : -- en première instance, les tableaux qui remontaient à 6 ou 7000 ans témoignaient d’une maîtrise artistique nettement supérieure à celle des tableaux des 3 ou 4000 dernières années ; et par ailleurs, les portraits de la période la plus ancienne se rapprochaient beaucoup de nos visages terrestres voire européens. Certains d’entre eux, en effet, me rappelaient les têtes italiennes qui ornent la toile de Titien – exprimant l’ambition ou la ruse, l’inquiétude ou la douleur, avec leurs profonds sillons dans lesquels les passions avaient laissé leur empreinte, comme creusée par un soc de fer. Ces visages étaient ceux d’hommes qui avaient connu la lutte et les conflits qui avaient précédé la découverte des forces latentes du vril, lesquelles avaient radicalement changé la société – des hommes qui avaient combattu leur prochain pour le pouvoir ou la renommée, comme nous le faisons sur terre.
Le visage type commença à se métamorphoser de façon plus marquée, environ un millier d’années après la révolution du vril, devenant alors plus serein de génération en génération, cette sérénité les distinguant nettement du visage de l’homme laborieux et pêcheur ; et plus la beauté et la grandeur d’âme se mirent à transparaître, plus leur peinture devint fade et monotone.
Mais le clou de la collection était constitué de trois portraits appartenant à l’époque préhistorique et, selon la tradition mythique, dressés sur ordre d’un philosophe dont les origines et les attributs étaient aussi mélangés à des récits symboliques, que peuvent l’être ceux d’un Bouddha indien ou d’un Prométhée grec.
Toutes les principales branches raciales des Vril-ya s’accordent sur l’origine de ce mystérieux personnage, à la fois sage et héros.
Les portraits sont ceux du philosophe lui-même, de son grand-père et de son arrière-grand-père. Tous trois sont représentés en pied. Le philosophe est paré d’une longue tunique, assez lâche et qui semble former une sorte d’armure d’écailles, peut-être empruntée à un poisson ou un reptile, mais découvrant les mains et les pieds, dont les doigts sont étonnamment longs et palmés. Il n’a pour ainsi dire pas de gorge et son front, bas et fuyant, n’est pas celui du sage idéal. Ses yeux marrons et brillants paraissent exorbités, et il arbore une large bouche, de grandes joues osseuses, et un teint boueux. Selon la tradition, ce philosophe avait vécu jusqu’à un âge patriarcal, couvrant plusieurs siècles, et il se remémorait son grand-père vivant alors qu’il était lui-même dans la force de l’âge, et son arrière-grand-père vivant lorsqu’il était enfant ; il avait réalisé, ou fait exécuter, le portrait du premier de son vivant, et celui du second d’après son effigie momifiée. Le portrait du grand-père rappelait les traits et l’aspect du philosophe, en plus marqués ; il n’était pas vêtu, et son corps avait une couleur singulière ; la poitrine et l’estomac jaunes, les épaules et les jambes d’un bronze terne ; quant à l’arrière-grand-père, c’était un magnifique spécimen du genre des batraciens, une Grenouille Géante, ni plus ni moins.
Parmi les maximes brillant par leur sentencieuse concision que le philosophe, selon la tradition, avait laissées à la postérité, on peut citer celle-ci : " Recueillez-vous, mes descendants ; le père fondateur de votre race était un têtard : réjouissez-vous, mes descendants, car c’est la même Pensée Divine qui a créé votre père, qui répand en vous cette exaltation."
Aph-Lin me raconta cette légende alors que je scrutais les portraits des trois batraciens. Ce à quoi je lui répondis : "Tu te moques de ma présumée ignorance et de ma crédulité d’arriéré inculte, mais même si ces horribles tableaux sont de réelles antiquités, ils représentent peut-être des caricatures primitives, et en tout cas je suppose qu’aucun membre de votre race, même aux temps les plus sombres, n’a pu être assez crédule pour accepter l’idée que l’arrière-petit-fils d’une grenouille était devenu un grand philosophe ; pas plus que l’idée qu’une branche parmi les moins évoluées de la race humaine, sans parler des nobles Vril-ya, puisse avoir comme origine un vulgaire Têtard.”
"Excuse moi," me rétorqua Aph-Lin: "dans ce que nous appelons la Période Philosophique ou Chaotique de l’Histoire, qui était à son apogée il y a environ sept mille ans, il y avait un naturaliste très distingué, qui prouva, à la grande satisfaction de ses disciples, qu’il existait des analogies anatomiques entre un An et une grenouille, et qui alla jusqu’à démontrer comment l’un s’était développé à partir de l’autre. Ils avaient certaines maladies en commun ; tous deux étaient sujets aux mêmes vers parasites des intestins ; et, fait étrange, l’An, dans sa structure, possédait une vessie natatoire qui ne lui était d’aucune utilité, mais constituait une réminiscence manifeste de ses origines batraciennes. Par ailleurs, on ne peut opposer à cette théorie aucun argument relatif à un écart de taille, puisqu’il existe toujours dans notre monde des Grenouilles de taille et de hauteur équivalentes aux nôtres, et qui semblent même avoir été plus imposantes il y a plusieurs milliers d’années."
"Je comprends, " dis-je, "des Grenouilles aussi énormes, selon nos éminents géologues qui les ont peut-être aperçues en rêve, sont censées avoir été les habitantes distinguées du monde supérieur avant le Déluge ; et ces mêmes Grenouilles sont précisément les créatures qui ont dû proliférer dans les lacs et les bourbiers de vos régions souterraines. Mais je t’en prie, continue.”
"Au cours de la Période Chaotique de l’Histoire, tout ce qu’un sage pouvait affirmer, était systématiquement contredit par un autre sage. En réalité à l’époque, on partait du principe que la raison humaine ne pouvait s’élever qu’à force d’être ballottée au gré de perpétuelles contradictions ; c’est pour cela qu’un autre groupe de philosophes soutenait que l’An ne descendait pas de la Grenouille, mais qu’au contraire la Grenouille représentait le stade abouti du développement de l’An. La silhouette de la Grenouille, généralement parlant, était beaucoup plus symétrique que celle de l’An ; en comparaison de l’aspect esthétique de ses membres inférieurs, de ses flancs et de ses épaules, la majorité des Ana en ces temps-là était assez quelconque et souffrait vraisemblablement de malformations. Qui plus est, la Grenouille pouvait vivre aussi bien sur terre que dans l’eau – un privilège considérable, relevant d’un fondement spirituel inaccessible à l’An, dont la vessie natatoire tombée en désuétude démontrait la dégénérescence par rapport à un stade antérieur plus élevé. Alors bien entendu, les premiers Ana semblent avoir été poilus, et jusqu’à une époque comparativement assez récente, des buissons hirsutes recouvraient encore le visage de nos ancêtres, cachant leur menton et leurs joues tout comme de telles barbes poussent chez les tiens, mon pauvre ami. Mais l’obsession des races d’Ana les plus nobles, au fil d’innombrables générations, a consisté à effacer toute réminiscence des vertébrés poilus, de sorte qu’ils ont progressivement éliminé cet excrément capillaire dévalorisant par la loi de la sélection sexuelle, les Gy-ei préférant par nature les atours de la jeunesse ou la beauté de visages glabres. La classification de la Grenouille sur l’échelle des vertébrés est particulière en ce sens qu’elle est vierge de tout poil, y compris sur la tête. Ainsi, elle détenait de naissance cette perfection glabre que le plus beau des Ana, malgré le soin apporté tout au long d’incalculables générations, n’avait toujours pas réussi à atteindre. Pour cette école de pensée, la délicatesse et la magnifique complexité du système nerveux et de la circulation artérielle d’une Grenouille lui conféraient davantage d’aptitude au plaisir, que notre structure physique inférieure ou en tout cas plus simple, ne pouvaient nous en garantir. L’examen de la ‘main’ d’une Grenouille, si je puis dire, expliquait ses excellentes prédispositions à l’amour et à la vie sociale en général. Aussi grégaires et amoureux que pouvaient l’être les Ana, ils étaient dépassés par les Grenouilles. En résumé, ces deux courants de pensée se livraient une lutte acharnée ; l’un prétendant que l’An était le stade amélioré de la Grenouille ; et l’autre, que la Grenouille représentait l’aboutissement de l’évolution de l’An. Les moralistes avaient des avis divergents de ceux des naturalistes, mais la plupart d’entre eux se rangeaient du côté des partisans de la Grenouille. Ils affirmaient le plus naturellement du monde, que la conduite morale exemplaire des Grenouilles (c’est-à-dire l’adhésion aux règles de vie les mieux adaptées à la santé et au bien-être de l’individu et de la communauté) leur conférait une nette supériorité sur les Ana. A l’appui de leur thèse, l’Histoire démontrait l’immoralité de la race humaine, ainsi qu’un total mépris, y compris de la part de ses membres les plus illustres, pour les lois qu’elle avait pourtant adoptées comme étant essentielles à son bonheur et à son bien-être. D’un autre côté, la critique la plus sévère à l’égard des batraciens ne parvenait pas à détecter dans leurs manières, la moindre déviance par rapport à la loi morale tacite de leur communauté. Et en définitive, quel autre indicateur peut permettre de juger de la supériorité d’une civilisation, que le progrès qui résulte de sa conduite morale ?
"In fine, les partisans de cette théorie supposaient qu’à une époque reculée, la race des Grenouilles avait été la forme développée de l’Humain ; mais que, suite à des événements défiant toute hypothèse rationnelle, elle n’avait pas maintenu son rang sur l’échelle des espèces ; alors que les Ana, bien que ne bénéficiant pas à la base d’une organisation aussi structurée, avaient progressivement obtenu l’ascendant, par leurs vices, notamment leur férocité et leur ruse, plus que par leurs vertus, de la même façon qu’au sein même de la race humaine, des tribus parfaitement barbares, utilisant leur supériorité dans ces mêmes domaines, avaient totalement détruit ou relégué à un état anecdotique d’autres tribus qui, initialement, leur étaient supérieures en termes d’intelligence et de culture. Malheureusement, ces querelles d’opinion débordèrent sur les aspects religieux de l’époque ; et, comme la société était alors administrée par le gouvernement des Koom-Posh qui, étant la classe la plus ignorante, était de ce fait la plus prompte à s’enflammer, la question finit par échapper aux philosophes, et la meute s’en empara ; les leaders politiques virent dans le débat sur les Grenouilles, ainsi descendu sur la place publique, une occasion de servir leurs ambitions personnelles ; aussi, pendant pas moins d’un millier d’années, la guerre et le massacre firent rage et les philosophes des deux camps furent assassinés, avant que le gouvernement des Koom-Posh lui-même ne soit aboli par l’avènement d’une famille qui prétendit descendre du têtard aborigène, et plaça une série de despotes à la tête des différentes nations d’Ana. Ce despotisme disparût, en tout cas dans nos communautés, lorsque la découverte du vril mena aux institutions sous lesquelles prospèrent aujourd’hui les races de Vril-ya.”
"Alors, n’y a-t-il plus aujourd’hui de contestataires ou de philosophes prêts à raviver cette querelle ; ou bien considérez-vous tous que votre race descend du têtard ? "
"Non," répondit Zee, un fier sourire aux lèvres, "ces querelles appartiennent au Pah-bodh des âges sombres, et n’amusent plus que les enfants. Lorsqu’on sait de quels éléments notre corps se compose, éléments qu’on retrouve chez les plantes les plus basiques, peut-on en conclure que le Très-Haut a combiné ces différents éléments dans une forme plus qu’une autre, de manière à créer celle à laquelle Il a accordé la capacité à concevoir l’idée de Lui-même, et les différentes grandeurs d’intellect auxquels cette conception donne naissance ? En réalité, l’An a commencé à exister en tant qu’An avec comme bagage cette capacité, ainsi que la faculté de se rendre compte que, même si sa race gagne en sagesse au cours d’innombrables générations, elle ne pourra jamais combiner les éléments qui la composent sous la forme d’un têtard.”
"Tu parles bien, Zee," conclut Aph-Lin; "et c’est déjà bien que nous, simples mortels à la vie courte, puissions avoir conscience qu’indépendamment du fait de savoir si l’An descend ou non du têtard, il ne pourra pas davantage redevenir un têtard que les institutions des Vril-ya ne laisseront de nouveau place au cloaque et aux incessants conflits des Koom-Posh.”.